« Fou », « surréaliste », « bizarre » : Ottawa a été pris de court en août dernier par la réaction musclée de l'Arabie saoudite à un tweet du Canada sur les droits de la personne. Le bras de fer qui a suivi s'est joué en grande partie hors des canaux traditionnels, alors que des fonctionnaires médusés affrontaient un déluge d'attaques, de fausses rumeurs et de menaces. Incursion dans les coulisses d'une crise diplomatique inusitée.

En vertu de la Loi sur l'accès à l'information, La Presse a obtenu cette semaine 1450 pages de correspondance du gouvernement fédéral sur la crise diplomatique de l'été dernier entre le Canada et l'Arabie saoudite. 

L'ambassadeur du Canada à Riyad avait été déclaré subitement persona non grata, l'ambassadeur d'Arabie saoudite à Ottawa avait été rappelé d'urgence, et la pétromonarchie avait annoncé un moratoire sur tout nouvel accord commercial et tout nouvel investissement impliquant des intérêts canadiens. Tout ça pour un tweet.

Dans le camp canadien, personne n'avait vu venir la crise.

En mai dernier, la diplomatie canadienne surveille de très près la multiplication des arrestations de militantes pour les droits des femmes en Arabie saoudite. Mais certains fonctionnaires craignent qu'une réaction publique du Canada ne fasse plus de mal que de bien aux militantes. 

« Nous recommandons de ne pas envoyer de déclarations publiques, tweets, etc., maintenant, parce que cela pourrait alimenter la version selon laquelle ces militantes sont des agentes des ambassades étrangères. »

- Un fonctionnaire, à la fin mai

Les persécutions se poursuivent pendant l'été, avec notamment l'arrestation de Samar Badawi, la soeur du célèbre dissident emprisonné Raif Badawi, dont la conjointe habite Sherbrooke. Cette fois, les fonctionnaires croient qu'une réaction s'impose. 

« Le département recommande un tweet de CanadaFP [le compte d'Affaires mondiales Canada] pour exprimer sa préoccupation face à ces arrestations », écrit un responsable dans sa correspondance, le 1er août. 

Le 2 août, la ministre des Affaires étrangères Chrystia Freeland ouvre le bal :  

« Très alarmée d'apprendre l'emprisonnement de Samar Badawi, la soeur de Raif Badawi, en Arabie Saoudite. Le Canada appuie la famille Badawi dans cette difficile épreuve, et nous continuons de fortement appeler à la libération de Raif et Samar Badawi », écrit-elle sur Twitter. 

Les comptes officiels de la diplomatie canadienne renchérissent à peu près dans les mêmes mots au cours des jours suivants, en anglais, en français et en arabe.

RUPTURE AVEC LE PROTOCOLE 

Dans les heures qui suivent l'envoi de la version arabe du tweet, les responsables de la veille média à Ottawa voient passer plusieurs manchettes qui annoncent que l'Arabie saoudite a rappelé son ambassadeur du Canada, déclaré l'ambassadeur du Canada persona non grata et gelé toute entente commerciale future. C'est la consternation. 

« C'est à CBC ! » « À CTV aussi ! », lit-on dans les courriels alarmés. Rapidement, le bureau du premier ministre est mis dans le coup. 

« Je viens de voir la nouvelle. C'est fou ! », écrit un responsable canadien dans un courriel.

« Je suis sous le choc », répond un autre. Un autre encore évoque une « surprise totale ».

« Peu importe comment ça tourne, annoncer cela à travers les médias constitue une rupture importante avec le protocole », déplore l'un des participants aux échanges, soulignant que les Iraniens et les Qataris, eux, avaient eu droit à des avertissements à l'avance lorsque l'Arabie saoudite avait expulsé leurs représentants. 

Riyad dénonce publiquement « l'ingérence » du Canada dans ses affaires intérieures, et les fonctionnaires canadiens commencent à réaliser que c'est un tweet qui les a irrités, mais personne ne comprend lequel. 

« Est-ce que quelqu'un peut m'envoyer tous les tweets qu'on a envoyés sur ça ? En format texte ? », implore un responsable dans un courriel. 

Le tweet irritant est finalement trouvé, mais personne ne comprend pourquoi la réaction saoudienne est si vive. « Il n'y a rien d'inhabituel là-dedans ! », souligne un des responsables canadiens. 

Un nouveau message commence à circuler sur Twitter, indiquant que l'Arabie saoudite va retirer ses ressortissants qui étudient au Canada. Mais la diplomatie canadienne, qui n'a toujours rien reçu via les canaux officiels, n'arrive pas à déterminer s'il s'agit d'un tweet authentique du gouvernement d'Arabie saoudite. 

« Ça semble authentique », avance un responsable, au terme de longs échanges. 

Dans un autre courriel, un responsable canadien demande à un collègue de contacter la haute direction de Twitter parce que son personnel reçoit des menaces sur le réseau social. Le collègue rétorque qu'il peut contacter l'entreprise, mais que rien ne garantit que les menaces seront retirées. 

Le 7 août, les réseaux sociaux s'emballent de plus belle. Les responsables canadiens utilisent des logiciels spéciaux pour suivre en direct tout ce qui s'y dit au sujet de la dispute Canada-Arabie saoudite. Des comptes saoudiens ont lancé une offensive tous azimuts pour attaquer le bilan du Canada en matière d'itinérance, de droits des membres des Premières Nations. Ils martèlent qu'Ottawa n'a pas de leçons à donner à Riyad. 

À Ottawa, des fonctionnaires utilisent des logiciels spécialisés pour identifier les principaux « influenceurs » qui partagent des contenus contre la position canadienne. Ils tentent de déterminer s'il s'agit de robots ou de personnes authentiques. Ils essaient (sans succès) de déterminer si certains internautes qui ont relayé une image d'un avion fonçant vers la tour CN à Toronto ont l'aval du gouvernement saoudien.

FAUSSE RUMEUR DE CONGÉDIEMENT

Inquiète, la machine gouvernementale commence à dresser une liste des intérêts canadiens qui pourraient être menacés : SNC-Lavalin a des contrats importants en lien avec l'Arabie saoudite, Bombardier aussi. Un producteur de homards de l'Île-du-Prince-Édouard vient de remporter un contrat avec une importante chaîne de restaurants saoudienne et le Cirque du Soleil s'apprête à débarquer à Riyad pour une série de spectacles.

Comme si ce n'était pas assez, une fausse rumeur commence à se propager sur plusieurs sites web saoudiens, où on annonce que tout le personnel de l'ambassade du Canada sera congédié par le gouvernement Trudeau, qui les tiendrait responsables de la bisbille entre les deux pays.

« Le moral à la mission commence à décliner », écrit un fonctionnaire. Les bureaux de l'ambassade sont inondés d'appels téléphoniques furieux, sa boîte courriel déborde. Il faudra plusieurs jours avant que le calme revienne.

Dans un des courriels, un responsable canadien résume la position de plusieurs de ses collègues. « Tout ça est surréaliste », laisse-t-il tomber.

- Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse