La tempête parfaite qui a permis à Donald Trump de se faire élire en 2016 en misant sur le populisme pourrait sévir de nouveau aux États-Unis ou dans d'autres pays occidentaux si les dirigeants politiques ne s'attaquent pas de façon soutenue aux problèmes qui affligent le quotidien des travailleurs ordinaires, estime l'ancien premier ministre Stephen Harper.

Car l'élection de Donald Trump - un président perturbateur aux yeux de Stephen Harper - n'était pas un accident de parcours, même si sa victoire a surpris de nombreux observateurs aux quatre coins du monde. Le richissime homme d'affaires a su à sa manière donner une voix aux gens de la classe ouvrière qui ont perdu leur emploi à cause de la délocalisation des entreprises au profit de la Chine, qui ont vu leur salaire stagner pendant des années alors qu'on est venu à la rescousse des grands financiers de Wall Street après la crise financière de 2008, ou qui constatent que le Tout-Washington croise les bras alors que l'immigration illégale se poursuit sur le territoire américain, analyse l'ancien premier ministre, à titre d'exemples.

Dans une entrevue en français accordée hier à La Presse - la première depuis qu'il a quitté la scène politique après la défaite des conservateurs aux élections fédérales d'octobre 2015 -, Stephen Harper tient à lancer cette mise en garde aux dirigeants politiques : s'ils ignorent les maux qui empoisonnent la vie des travailleurs en les balayant sous le tapis, par exemple, ou en les ridiculisant, ils le feront à leurs risques et périls et alimenteront le populisme au détriment de la stabilité politique et économique de leur pays.

« Ce populisme et cette rupture politique que l'on voit vont continuer tant et aussi longtemps qu'on ne s'attaquera pas aux problèmes et aux inquiétudes des populistes. On ne peut pas prétendre que ces inquiétudes sont imaginaires. La réalité, c'est que les gains pour les familles ordinaires et les travailleurs dans plusieurs pays ne sont pas au rendez-vous », affirme M. Harper, de passage à Montréal.

ÉCOUTE NÉCESSAIRE

« Si on ne s'attaque pas à ces problèmes, la population ne va pas redonner son appui aux partis traditionnels. Elle va chercher des options de plus en plus extrêmes », ajoute M. Harper, qui assume depuis le début de l'année la présidence de l'Union démocrate internationale, un regroupement de partis politiques conservateurs.

Selon lui, il est « essentiel » d'écouter les doléances des travailleurs qui mènent à ce populisme et « d'adapter nos politiques ».

« Ma plus grande inquiétude à l'heure actuelle, ce n'est pas la montée du populisme, mais la réaction de l'establishment à ces mouvements. En tant qu'ancien premier ministre qui a géré un pays et qui est en faveur du libre marché, du libre-échange, de l'immigration et de la mondialisation, je vois que dans plusieurs pays, ces politiques ne fonctionnent pas très bien pour les travailleurs et leurs familles. Et la réaction de l'establishment est d'ignorer ces problèmes. Je pense que c'est une réaction dangereuse. Cela donne des Donald Trump, Nigel Farage [au Royaume-Uni] », affirme M. Harper.

« Ces personnes représentent des risques, mais elles tentent de mieux gérer et de corriger les problèmes de ces pays en s'appuyant sur le marché et la démocratie. »

- Stephen Harper, ancien premier ministre du Canada

« Mais l'option de rechange, ce n'est pas l'establishment aux yeux de la population, poursuit M. Harper. L'option de rechange, c'est Bernie Sanders [sénateur américain] et Jeremy Corbyn [chef du Parti travailliste au Royaume-Uni]. Mais si on fait un virage marxiste, comme ils le préconisent, on va détruire la base de notre prospérité. »

Ce populisme pourrait-il s'enflammer aussi au Canada ? Non, pas pour le moment, répond tout de go M. Harper. Mais il insiste pour dire que le Canada n'est pas entièrement à l'abri d'un tel mouvement qui a propulsé Donald Trump au pouvoir à Washington.

« Nous avons pu éviter cela jusqu'ici, parce que nous n'avons pas eu de ruptures politique, économique et sociale comme aux États-Unis. Je crois que c'est parce que nous avons su adopter des politiques plus efficaces qui ont permis une croissance graduelle des revenus des familles ordinaires », souligne-t-il.

UNE ANALYSE DES FAILLES DU SYSTÈME

L'ancien premier ministre, qui a dirigé le Canada pendant neuf ans, a aussi cru bon d'étoffer cette mise en garde dans un livre qu'il vient de rédiger sur les causes de la montée du populisme aux États-Unis et en Europe. Intitulé Right Here, Right Now, ce livre, qui n'est pas encore offert en français, jette d'ailleurs un regard sévère sur les failles de la mondialisation et la propension des élites politiques et économiques à en minimiser les répercussions sur la vie des gens ordinaires.

Un exemple ? Le Forum économique de Davos - cette grand-messe annuelle qui rassemble les leaders du monde politique, de la finance et des entreprises au début de chaque année - est devenu au fil des ans le symbole de cette indifférence de l'establishment devant les problèmes économiques vécus par bon nombre de travailleurs. Ce Forum s'est transformé selon lui en « un conseil suprême mondial » qui juge si les nations et leurs leaders sont véritablement à la hauteur de ses attentes.

Selon Stephen Harper, l'une des causes importantes de la montée du populisme aux États-Unis tire son origine dans les relations commerciales qu'entretient la Chine avec le reste de la planète.

Si la Chine est devenue la deuxième puissance économique mondiale, c'est parce qu'elle inonde les pays occidentaux de ses produits manufacturiers à bon prix, mais refuse d'accorder à ces mêmes pays une forme de réciprocité commerciale. De telles pratiques inéquitables sont demeurées en vigueur malgré l'adhésion de la Chine à l'Organisation mondiale du commerce en 2001 - une erreur colossale, selon lui -, qui a entraîné la saignée du secteur manufacturier aux États-Unis.

Cette saignée est telle que les États-Unis ont perdu 2,5 millions d'emplois au profit de la Chine entre 1999 et 2011, tandis que les pertes se sont chiffrées à plus de 100 000 emplois au Canada durant la même période, avance-t-il.

Le déficit commercial entre la Chine et les autres nations continue de croître, selon lui. « Nous avons de bons accords commerciaux et nous avons de mauvais accords commerciaux. Et c'est une des raisons pour lesquelles nous avons Trump aujourd'hui. Et c'est aussi une des raisons pour lesquelles cela va demeurer un enjeu, même si Trump échoue », soutient l'ex-premier ministre, qui a fondé son entreprise, Harper et Associés, après avoir quitté la politique, laquelle prodigue des conseils aux dirigeants et hommes d'affaires à l'échelle internationale sur les risques politiques à venir et les meilleures stratégies pour les gérer.