Doug Ford a semé la zizanie à Ottawa. Le torchon brûle entre libéraux et conservateurs, après que ces derniers eurent bloqué l'adoption d'une motion pour condamner l'« attaque » du gouvernement provincial contre les francophones de l'Ontario.

« Non ! », a-t-on entendu crier (en anglais) dans les banquettes conservatrices quand l'élue franco-ontarienne Mona Fortier a demandé, lundi après-midi, le consentement unanime de la Chambre en vue de faire approuver cette motion.

« Ohhhhhh ! », s'est-on offusqué de l'autre côté après le rejet de la motion demandant que la Chambre « dénonce, sans équivoque, la décision du gouvernement de l'Ontario d'éliminer le Commissariat aux services en français et du projet de l'Université francophone de l'Ontario ».

Le député Alain Rayes s'est ensuite levé pour justifier ce refus, faisant valoir que la motion libérale était trop partisane. Il a mis de l'avant une motion différemment formulée, dans laquelle tout blâme à l'endroit du premier ministre ontarien Doug Ford était évacué.

L'élu n'a pas réussi non plus à obtenir le consentement unanime. À sa sortie des Communes, il a minimisé l'opposition à la motion libérale. « Honnêtement, j'ai pas vu grand-monde dire non de notre côté. Il y a peut-être une ou deux personnes, je n'ai pas vu qui », a-t-il dit.

La séance de lundi aux Communes s'est déroulée dans un climat houleux. La ministre des Langues officielles, Mélanie Joly, a attaqué sans ménagement les conservateurs, en particulier leur dirigeant, Andrew Scheer, qui était absent, lundi.

« Je demande au chef conservateur [...] qu'il parle à son patron Doug Ford, en Ontario, et qu'il fasse en sorte de faire reculer le gouvernement », a-t-elle balancé, poursuivant sur le même ton qui lui a valu moult critiques des conservateurs - surtout les élus québécois.

Ces derniers sont visiblement sur les dents, l'enjeu des compressions infligées à la communauté francophone minoritaire en Ontario ayant fait grandement réagir au Québec, province où l'on espère faire des gains au scrutin d'octobre 2019.

Chose certaine, dans les rangs conservateurs, on ne veut pas rejouer dans le même film qu'en 2008, lorsque les compressions en culture annoncées par l'ex-premier ministre Stephen Harper avaient coupé les ailes du parti au Québec.

« Andrew Scheer était député en 2008, il sait très bien ce qui s'est passé. Ça nous a démolis en campagne électorale ; on était en avance, puis on a échappé la majorité à cause de mauvaises décisions », a-t-on assuré dans son entourage.

Le lieutenant politique québécois Alain Rayes a pour sa part refusé de dire si Doug Ford, avec ses décisions controversées, venait de mettre des bâtons dans les roues des candidats qui se présenteront sous la bannière conservatrice au prochain scrutin.

Une rencontre est en préparation entre la ministre Joly, qui avait écrit à son homologue ontarienne Caroline Mulroney, ministre déléguée aux Affaires francophones de l'Ontario, pour solliciter un tête-à-tête. Selon ce qu'a indiqué lundi soir le bureau de Mélanie Joly, on veut trouver une date le plus rapidement possible.

« Politicaillerie »

Peu avant le dépôt de la motion libérale, Andrew Scheer s'est exprimé par communiqué et a accusé le Parti libéral du Canada de « faire de la politicaillerie avec le bilinguisme officiel » au lieu de « s'engager dans un débat constructif ».

Il a soutenu que « depuis quelques jours, les libéraux de Justin Trudeau jouent à des jeux politiques irresponsables et cyniques avec le bilinguisme officiel » et « montent les Canadiens les uns contre les autres avec une basse rhétorique politique afin de faire des gains partisans ».

La ministre Joly a balayé ces accusations du revers de la main. « Ce n'est pas une question de partisanerie. C'est une question de principe », a-t-elle offert en mêlée de presse après le rejet de la motion de sa collègue Fortier.

« C'est une attaque qui est faite par un gouvernement conservateur en place en Ontario. C'est (M.) Scheer lui-même qui a décidé de s'allier à (M.) Ford sur toutes les questions provinciales et fédérales », a-t-elle insisté.

Les Franco-Ontariens, pour leur part, promettent de riposter, comme ils l'avaient fait lorsque le gouvernement progressiste-conservateur de Mike Harris avait annoncé la fermeture de l'hôpital Montfort, le seul hôpital universitaire francophone de l'Ontario.

À l'époque, les organisations avaient pu mener le combat en partie grâce au programme de contestation judiciaire. Les sommes d'argent prévues à ce programme, qui avait été aboli sous le précédent gouvernement de Stephen Harper, leur avaient permis d'aller jusqu'au bout.

Les libéraux de Justin Trudeau ont rétabli ce programme, a tenu à rappeler la ministre Joly.

Les décisions de Doug Ford continuent par ailleurs de faire réagir la société civile : une pétition intitulée « Rétablissez nos acquis » lancée en ligne vendredi avait récolté près de 8000 signatures au moment de publier ces lignes, lundi soir.

« Érosion » redoutée

Et lundi, le commissaire fédéral aux langues officielles, Raymond Théberge, a ajouté sa voix au concert de désolation. « Nous avons trouvé la décision extrêmement décevante. Ça représente un recul important pour la communauté francophone de l'Ontario », a-t-il déploré en entrevue.

« Le rôle de commissaire est crucial pour assurer le respect de la loi sur les services en français [...] et la perte de l'université est une situation déplorable parce que les jeunes vont soit déménager, soit aller poursuivre leurs études postsecondaires en anglais », a-t-il argué.

Mais ce qui l'inquiète encore davantage, c'est qu'il semble y avoir une certaine « tendance » à l'« érosion des droits linguistiques des francophones ». Le commissaire Théberge l'a constatée dans des provinces comme le Manitoba et le Nouveau-Brunswick.

Dans cette province, où la survie du gouvernement progressiste-conservateur dépend de l'appui de trois députés francosceptiques, « on conteste le statut de province officiellement bilingue, on veut éliminer le poste de commissaire aux langues officielles », a-t-il relevé.

L'ex-premier ministre libéral du Nouveau-Brunswick, Brian Gallant, a exprimé ses craintes dans une lettre ouverte écrite à l'intention de Doug Ford. Après avoir énuméré les avantages du bilinguisme, il déplore qu'ils « ne sont pas toujours compris par l'ensemble de la population ».

Et selon lui, il revient aux politiciens de faire usage de pédagogie, et d'assurer la protection des droits de l'ensemble des citoyens plutôt que diviser en renforçant, de ce fait, « des chambres d'écho où nous nous contentons de renforcer notre propre point de vue ».