Le gouvernement Trudeau estime que cela prendra au moins quatre ans avant d'être en mesure de déloger les acteurs importants du crime organisé du marché illégal du cannabis une fois que cette drogue aura été légalisée au Canada.

Alors que les principaux corps policiers du pays comme la Gendarmerie royale du Canada affirment qu'il faut être «naïf» pour croire que la légalisation du cannabis à des fins récréatives va permettre d'écarter le crime organisé du marché noir, le ministère de la Justice persiste et signe en soutenant qu'un tel objectif est possible, en examinant l'évolution du marché dans les États américains où la vente de cette drogue est encadrée et légalisée.

Le ministère de la Justice tient visiblement un discours rassurant quant aux chances de faire échec au crime organisé en légalisant la marijuana, une promesse électorale des libéraux de Justin Trudeau qui est en voie de se concrétiser sur le plan législatif, démontrent des documents obtenus par La Presse en vertu de la Loi sur l'accès à l'information.

Dans ces documents destinés à la ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould, on reconnaît que cela va prendre un certain temps avant que l'industrie légale du cannabis atteigne son plein potentiel, «mais il est instructif de considérer l'expérience des États américains. Au Colorado et dans l'État de Washington, cela a pris environ quatre ans pour que l'industrie légale croisse au point où elle a été en mesure de déloger une portion significative du marché illégal», affirme-t-on dans les documents.

Production insuffisante

Ces documents ont été rédigés après que le directeur parlementaire du budget (DPB), Jean-Denis Fréchette, a publié un rapport indiquant que la production canadienne de cannabis pourrait être nettement insuffisante pour répondre à la demande une fois que cette drogue sera légalisée, permettant ainsi au crime organisé de conserver sa part de marché.

Dans son rapport publié en novembre dernier, le DPB estimait à environ 665 000 kg la production moyenne de cannabis nécessaire pour répondre à la demande des Canadiens de 15 ans et plus qui en consomment. L'industrie canadienne du cannabis, qui est en pleine croissance, soutient elle aussi qu'elle ne pourra pas suffire à la demande avant quatre ou cinq ans.

Or, une étude publiée il y a deux semaines par l'organisation américaine Smart Approaches to Marijuana (SAM) réfute les prétentions du ministère de la Justice, notamment en ce qui concerne l'État du Colorado, qui a légalisé la marijuana en 2012. Dans cette étude, menée par un groupe de chercheurs dans quatre États américains qui ont légalisé la drogue (Colorado, Washington, Alaska, Oregon) et le District de Columbia, on constate au contraire que le crime organisé continue de dominer le marché noir.

«En 2016 uniquement, les corps policiers du Colorado ont confisqué 7116 livres de marijuana, ont procédé à 252arrestations criminelles et ont stoppé 346 livraisons de marijuana vers 36 États américains différents», peut-on lire dans l'étude de SAM.

«Le système de poste américain a aussi été affecté par le marché noir, enregistrant une hausse de 844% de saisies postales de marijuana. Les policiers ont été débordés à répondre à une augmentation de 50% de la production illégale dans les régions rurales dans cet État», peut-on lire dans cette étude de 44 pages.

L'étude a été revue et approuvée par des chercheurs de l'Université du Colorado à Denver, de la Harvard Medical School, du Boston Children's Hospital ainsi que de l'Université du Connecticut, entre autres.

Avertissement pour le Canada

Joint hier à Washington, le chef de cabinet et conseiller politique de SAM, Luke Niforatos, a indiqué à La Presse que les gouvernements devraient y penser à deux fois avant de songer à légaliser le cannabis à la lumière des résultats de cette étude.

«Nous avons effectué beaucoup de recherches sur les conséquences de la légalisation dans certains États. Nous avons constaté que le Colorado est maintenant en tête de liste en ce qui a trait à la présence du marché noir, aux exportations illégales de marijuana vers d'autres États. Nous avons aussi constaté que dans l'État de l'Oregon, qui a légalisé la marijuana en 2014, 70 % de la vente la marijuana vient du marché noir depuis la légalisation. Ce sont des données compilées par le corps de police de l'État de l'Oregon. Donc, dans tous les États qui ont légalisé le pot, nous avons vu que le marché illicite continue de prospérer», a indiqué M. Niforatos en entrevue.

Les revendeurs s'organisent

Au Canada, le marché noir commence déjà à s'organiser pour affronter la concurrence imminente du cannabis légal. Les revendeurs savent qu'ils devront bientôt se mesurer à des produits dont la qualité sera strictement encadrée par l'État et dont les effets seront prévisibles pour les utilisateurs.

Un résidant de Québec, actif depuis des années dans le milieu de la revente de marijuana, confirme à La Presse avoir observé un changement d'attitude marqué de la part des revendeurs au cours des dernières semaines. L'un d'entre eux a abaissé de 10 $ le prix demandé pour 7 grammes de marijuana, le faisant passer de 50 $ à 40 $. Il s'apprête aussi à offrir en tout temps différentes variétés de pot aux consommateurs, qui pourront choisir avec précision l'effet désiré : relaxation, fou rire, sommeil, appétit, etc.

«Clairement, les revendeurs se positionnent. Avant, tu prenais ce qu'ils te donnaient. Tout ce qu'ils faisaient, c'est qu'ils te montraient deux sortes de pot et disaient : celui-là gèle plus que l'autre. Mais ils savent que le consommateur va être plus renseigné, et ils vont se coller le plus possible au marché légal», affirme ce résidant.

De nombreux consommateurs canadiens ont déjà acquis une connaissance accrue des types de produits offerts depuis la légalisation du pot dans plusieurs États américains et la multiplication des sites web. Plusieurs s'attendent à ce que les revendeurs suivent de près l'offre qui sera faite à la Société québécoise du cannabis et dans les autres points de vente légaux au Canada, afin d'adapter leur offre.

«Prenons l'exemple du "Jean-Guy", l'une des meilleures variétés de pot sur le marché en ce moment. Les revendeurs vont dire à leurs clients : cette semaine, j'ai du Jean-Guy, plutôt que de le prendre à la Société québécoise du cannabis, viens me l'acheter, je vais te le vendre deux fois moins cher», a expliqué notre source.

Des données récentes démontrent par ailleurs que le prix de la marijuana est en baisse marquée au pays depuis deux ans. Selon un outil de mesure conçu par Statistique Canada, le prix moyen de 1 gramme de cannabis s'élevait à 6,81 $ à la fin de mars, contre 7,48 $ l'an dernier et 8,12 $ en 2016.

Le Québec affiche le prix moyen le plus bas du pays, à 5,85 $ le gramme, selon les consommateurs qui ont donné de l'information à Statistique Canada.

- Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse