Alors que les détaillants canadiens déplorent la concurrence de plus en plus féroce des sites web étrangers comme Amazon et eBay, le gouvernement fédéral reconnaît n'avoir aucune idée des sommes qui lui échappent année après année en raison des taxes non perçues. Le manque à gagner se calcule en centaines de millions de dollars.

La Presse a demandé à l'Agence du revenu du Canada (ARC) d'obtenir une copie de tout «rapport, analyse, évaluation, recherche ou étude» permettant de voir les pertes fiscales encourues par le Canada depuis 2010 en raison du commerce électronique. Trois mois après notre demande formulée en vertu de la Loi sur l'accès à l'information, l'ARC a confirmé n'avoir jamais produit «aucun rapport de recherche ou d'analyse sur le sujet demandé».

Le ministère des Finances, piloté par Bill Morneau, navigue aussi dans le brouillard. Aucune donnée n'existe sur le montant des taxes non perçues, a indiqué une porte-parole. Ottawa fait l'objet d'un feu de critiques depuis des mois en raison de son refus d'imposer la taxe sur les produits et services (TPS) au géant américain Netflix, une position que la ministre du Patrimoine canadien Mélanie Joly a eu bien du mal à expliquer.

«Inéquitable»

Cette absence d'information dans les plus hautes sphères du gouvernement fédéral ne surprend pas Léopold Turgeon, PDG du Conseil québécois du commerce de détail (CQCD). 

«Mon explication, c'est qu'il n'y a pas de volonté politique. Ils ne peuvent pas dire qu'ils ne savent pas : de nombreuses représentations ont été faites à Ottawa. Tout le monde sait que c'est inéquitable.»

M. Turgeon souligne que plusieurs études existent sur le thème de l'iniquité fiscale entre les détaillants canadiens - qui doivent facturer toutes les taxes en vigueur à leurs clients - et les entreprises étrangères qui font de la vente en ligne au Canada. Ottawa et les provinces misent beaucoup sur l'autocotisation (soit le paiement volontaire des taxes par les consommateurs canadiens), une stratégie jugée «inefficace» par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

La question devient plus pressante d'année en année, martèle Léopold Turgeon, alors que la part des achats effectués sur le web connaît une croissance constante. Quelque 57% des Québécois ont fait des achats en ligne en 2016, pour un total de 8,5 milliards de dollars, selon une étude du CEFRIO. Il s'agit d'une hausse d'un demi-milliard en un an à peine, et d'un montant deux fois plus élevé qu'en 2010.

Exemples internationaux

Plusieurs modèles de taxation existent pourtant dans le monde, explique Marwah Rizqy, professeure à la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l'Université de Sherbrooke, dans une étude publiée l'été dernier. Elle souligne que de nombreux pays se sont dotés de mécanismes pour percevoir les taxes de vente auprès des fournisseurs étrangers depuis 2015, dont la Norvège, le Japon, la Suisse, l'Islande, la Corée du Sud, l'Afrique du Sud et les États membres de l'Union européenne.

«Il y a une inaction qui est inexplicable, qui crée une iniquité fiscale entre nos entreprises canadiennes et les groupes étrangers», affirme Mme Rizqy.

Dans son étude, l'experte en fiscalité se penche sur le cas de l'Australie, qui s'est récemment dotée de lois pour taxer le commerce en ligne. L'exemple australien permet de saisir les subtilités - et les écueils - des stratégies de taxation, et donne quelques leçons à tirer pour le Canada et le Québec.

Des données en 2018

L'absence de données pourrait bientôt être comblée à Ottawa. L'Agence du revenu a réalisé trois études sur l'écart fiscal - soit la différence entre les taxes qui devraient être perçues par l'État et celles qui sont réellement récoltées - depuis 2016. Un quatrième rapport, attendu cette année, se penchera sur le volet international, a indiqué Patrick Samson, porte-parole de l'ARC.

Impossible, toutefois, de savoir si Ottawa mettra en place des mécanismes pour percevoir les taxes qui lui échappent une fois que les montants auront été connus. Le gouvernement Trudeau semble pour l'instant assez fermé à l'idée de taxer les entreprises numériques étrangères, si l'on se fie au cas Netflix.

Encore le mois dernier, le ministre Bill Morneau a catégoriquement écarté la possibilité d'imposer la TPS au géant télévisuel américain, affirmant que cela pénaliserait les Canadiens de la classe moyenne. Les fournisseurs canadiens de même nature, comme illico ou Tou.tv, sont pour leur part tenus de facturer les taxes de vente à leurs clients.

Cent millions pour Netflix

Selon les calculs de Marwah Rizqy, Ottawa subit des pertes de revenus potentielles de presque 40 millions par année en raison de son refus d'imposer la TPS à Netflix. En additionnant les taxes de vente provinciales qui ne sont pas facturées elles non plus, le manque à gagner fiscal frôle les 100 millions de dollars à l'échelle du pays. Elle a fondé ses estimations sur une base de 6 millions d'abonnés canadiens, répartis selon le poids démographique, qui paient 10,99 $ par mois en vertu d'un abonnement de 12 mois.

Ces estimations, qui ne concernent qu'une seule entreprise, laissent supposer des pertes fiscales potentielles de plusieurs centaines de millions de dollars en tenant compte des milliers d'autres sociétés étrangères qui vendent leurs biens et services en ligne aux Canadiens.

- Avec William Leclerc

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DES PERTES DE 177 MILLIONS 

Le gouvernement du Québec apparaît mieux renseigné que le fédéral quant aux sommes qui lui échappent. Revenu Québec estime à 40 millions les taxes non perçues sur les achats en ligne effectués au Canada, et à 137 millions celles qui devraient être facturées sur les achats effectués aux États-Unis et ailleurs dans le monde, pour un total de 177 millions, a précisé la porte-parole Geneviève Laurier. En extrapolant ces chiffres à l'ensemble du Canada, on peut estimer que le fisc canadien se prive de près de 800 millions de dollars en taxes de vente non collectées.

LES IMPACTS DE L'AFFAIRE NETFLIX

L'affaire Netflix a exacerbé le sentiment d'iniquité envers les sociétés étrangères qui font du commerce en ligne au Québec ces derniers mois. La grogne a pris une telle proportion que le ministre des Finances Carlos Leitão entend forcer le géant américain à facturer la taxe de vente du Québec (TVQ) à ses clients québécois. Plusieurs grosses pointures de Québec inc. sont par ailleurs montées au créneau depuis l'automne pour dénoncer le traitement de faveur accordé aux géants du web étrangers. Christiane Germain, coprésidente du Groupe Germain, a notamment mis en lumière le passe-droit fiscal dont bénéficient les sites de voyage comme Expedia et Priceline à certains égards. Eric Boyko, président de l'entreprise montréalaise de services musicaux au petit écran et en ligne Stingray, a pour sa part dénoncé le traitement de faveur accordé à sa rivale suédoise Spotify. Peter Simons a aussi fait une sortie très médiatisée aux côtés de Québec solidaire dans l'espoir d'obtenir des lois fiscales plus justes.