Ottawa se prépare à expérimenter avec l'intelligence artificielle pour répondre à des demandes d'accès à l'information, pour élaborer des politiques ou pour répondre aux questions de citoyens au moyen d'agents de conversation (chatbots).

Au cours d'un entretien téléphonique avec La Presse, le dirigeant principal de l'information du gouvernement fédéral, Alex Benay, a confié que de nouvelles technologies sont sur le point d'être explorées pour adapter l'appareil bureaucratique aux possibilités du XXIe siècle.

L'homme de 36 ans originaire de la région de Québec a été nommé en avril à la tête de la plus grosse opération informatique au pays afin de moderniser les façons de faire dans la foulée d'échecs notoires, comme le système de paie Phénix.

«Le gros de mon boulot pour l'instant, c'est de s'assurer qu'on arrête de répéter les mêmes erreurs.»

Pour y arriver, M. Benay espère limiter la taille des projets auxquels s'attaquent les services informatiques du gouvernement, qui emploient 17 000 personnes et dépensent près de 6 milliards de dollars par année.

Il souhaite aussi stimuler l'innovation et pousser la machine étatique à acheter ou développer de nouveaux outils plus rapidement.

L'intelligence artificielle fait évidemment partie du lot. «C'est un dossier qui commence à prendre de l'ampleur», dit M. Benay.

Quelques possibilités

«Parmi les applications possibles d'intelligence artificielle, il y a des chatbots par rapport aux services», a précisé le dirigeant. La possibilité d'avoir recours à de tels logiciels de conversation automatisée pour répondre aux questions de citoyens sur le web est étudiée par quelques ministères. Ces robots sont de plus en plus répandus dans le secteur privé, notamment pour le commerce en ligne ou les entreprises de services.

«Il y a l'analyse de politiques futures, a-t-il ajouté. Donc si [...] on veut créer telle ou telle nouvelle politique, on est peut-être capable d'en prédire l'impact avec les données qu'on a.»

De telles analyses basées sur les mégadonnées dans le secteur public sont d'ailleurs parmi les solutions d'avenir prônées par un proche de Justin Trudeau, Tom Pitfield, qui était à la tête de l'organisme Canada2020 et qui dirige une entreprise située à Montréal. Data Sciences offre déjà des services au Parti libéral du Canada et à d'autres formations politiques, dont En Marche! du président français Emmanuel Macron.

«Ça peut aussi être de faire l'analyse de données par rapport à des demandes d'accès à l'information», affirme M. Benay.

Actuellement, une personne qui souhaite obtenir un renseignement du gouvernement fédéral peut présenter une demande en vertu de la Loi sur l'accès à l'information auprès des ministères ou organismes concernés. Les fonctionnaires effectuent alors une recherche à la pièce dans la panoplie de données dont ils disposent à l'interne. Mais le processus peut être long, coûteux et il ouvre la porte aux erreurs de toutes sortes.

L'automatisation d'une partie du processus en ayant recours à l'intelligence artificielle et à l'apprentissage profond aurait donc le potentiel de le faciliter.

«Stade embryonnaire»

Le Conseil du Trésor, de qui relève le dirigeant principal de l'information, a récemment affecté un employé, Michael Karlin, à l'analyse à temps plein des risques et des occasions que présente l'intelligence artificielle pour le gouvernement fédéral.

Le Conseil, toutefois, n'a pas fourni d'exemple précis de projets-pilotes qui pourraient être en cours, ou de contrats qui auraient été accordés à des firmes externes pour mener ces expériences. «Bien que le gouvernement fédéral soit déjà engagé dans l'exploration des nombreuses possibilités que peut offrir l'IA, son développement et l'utilisation sont encore à un stade embryonnaire», a déclaré un porte-parole.

La chaîne de blocs (blockchain en anglais) fait aussi partie des technologies avec lesquelles Ottawa commence à expérimenter. Le Conseil national de recherches et le ministère de l'Innovation, des Sciences et du Développement économique ont récemment annoncé un projet-pilote pour explorer les possibilités offertes par ce registre numérique public dans le cadre d'ententes de financement.

«Pour l'instant, c'est de trouver les bons secteurs d'expérimentation, a indiqué M. Benay. Et je ne dirais pas "tranquillement pas vite", mais quand même, pas nécessairement de façon agressive, d'être capables de trouver les bons projets à gérer avec les nouvelles technologies.»

SECRÉTARIAT DU CONSEIL DU TRÉSOR DU CANADA

Alex Benay

Qui est Alex Benay, le «Monsieur techno» du fédéral ?

D'une capitale à l'autre

Alex Benay, 36 ans, est né au nord de Québec alors que son père militaire était en poste à Valcartier. Il a par la suite habité ailleurs au pays et en Allemagne, avant de faire des études en histoire à Ottawa et en Alberta. Après un passage au ministère du Commerce international et au géant canadien du logiciel OpenText, le père de deux enfants a été embauché en 2014 pour diriger une société chapeautant trois musées fédéraux, dont le Musée des sciences et technologies, qui traversait alors une transformation complète. Le Conseil du Trésor l'a recruté en avril 2017 pour l'aider à mettre à jour les services informatiques du gouvernement.

Dans l'oeil du dragon techno à Shawinigan

Pour accélérer l'acquisition de nouvelles technologies, le Conseil du Trésor tente d'améliorer son processus d'approvisionnement et tiendra au cours des prochaines semaines au Digihub de Shawinigan ce qu'Alex Benay décrit comme un épisode de l'émission de télévision Dans l'oeil du dragon : « On évalue les finalistes à l'intérieur d'une journée et on donne notre contrat sur le spot », dit-il. L'approche s'inscrit dans l'initiative « Ouvert par défaut » et consiste à énumérer des problèmes à résoudre, plutôt que de formuler des besoins précis en termes de produits ou services, et de laisser le secteur privé proposer des solutions.

Un nouveau livre en français

Le livre Des Canadiens à l'épreuve - Histoires d'échecs qui ont mené à la réussite d'Alex Benay a été publié au cours des derniers jours. La traduction française de Canadian Failures regroupe les témoignages de personnalités d'horizons divers qui relatent des difficultés rencontrées dans leur discipline respective. M. Benay explique que l'idée lui est venue alors qu'il dirigeait le Musée des sciences et de la technologie à Ottawa et que « tous les artéfacts [qu'il y avait] au musée, c'étaient de grands succès [alors que] souvent, les vraies histoires se retrouvaient peut-être à l'arrière-plan ». Il termine actuellement un deuxième ouvrage, qui recense des efforts de gouvernements à travers le monde pour intégrer les technologies dans leurs opérations.

Miser sur les talents d'ici

Le volubile dirigeant principal de l'information a formulé diverses critiques depuis son arrivée en poste, dont à l'égard du réflexe d'Ottawa de se tourner constamment vers les mêmes géants du secteur des technologies chaque fois qu'un besoin se fait sentir. « On dépense entre 5 et 6 milliards par année [...] et c'est souvent aux mêmes grosses compagnies. Ce n'est pas pour faire de l'expérimentation. C'est souvent pour les mêmes types de processus et de services, et nos acquisitions ressemblent beaucoup aux acquisitions des années 90 », a-t-il dit à La Presse. Lors de l'entretien téléphonique, M. Benay était d'ailleurs de passage en Estonie, où l'infrastructure technologique déployée par le gouvernement attire ces jours-ci l'attention du monde entier.