Même s'il tient mordicus à adopter un nouveau mode de scrutin avant les prochaines élections fédérales prévues en octobre 2019, le gouvernement Trudeau risque de se heurter à une vive résistance de la part du Sénat au sujet de la justesse d'un tel changement sans précédent des règles du jeu de la démocratie canadienne.

La partie de ping-pong que le gouvernement libéral a jouée avec la Chambre haute au printemps dans le dossier de l'aide médicale à mourir pourrait bien être de la petite bière en comparaison de ce qui attend les libéraux de Justin Trudeau une fois qu'ils auront accouché de leur réforme électorale, ont averti des sénateurs interrogés par La Presse.

Déjà, le gouvernement Trudeau doit composer aux Communes avec la vive opposition du Parti conservateur, qui réclame à cor et à cri la tenue d'un référendum national sur le nouveau mode de scrutin avant qu'il n'entre en vigueur.

Mais des libéraux influents se rangent aussi aux arguments de l'opposition officielle aux Communes. «Cette réforme est insensée. Pourquoi changer un mode de scrutin qui nous a permis de remporter la victoire durant les trois quarts des élections qui ont eu lieu au cours du dernier siècle?», s'est insurgé un libéral de longue date de l'Ontario, sous le couvert de l'anonymat.

Le sénateur libéral indépendant Serge Joyal, qui a fait un plaidoyer éloquent et remarqué au Sénat pour amender le projet de loi du gouvernement Trudeau portant sur l'aide médicale à mourir, a indiqué à La Presse qu'une rude bataille est à prévoir au Sénat sur la réforme du mode de scrutin.

«Ils vont dire que ce n'est pas de nos affaires parce que nous ne sommes pas élus. [...] En fait, une telle réforme est intimement liée à la nature démocratique du pays et à la Constitution du pays.» - Le sénateur Serge Joyal

En entrevue, il a indiqué craindre qu'un nouveau mode de scrutin - un vote préférentiel ou encore un vote proportionnel - entraîne une ère d'instabilité politique au pays et une multiplication de petits partis motivés par un seul but.

«Quel impact cela peut avoir sur l'instabilité politique au Canada et la capacité de gouverner un pays qui est par nature un pays de tensions régionales, un pays où le sentiment d'appartenance est toujours en évolution? Je crois que l'impact de cette proposition, c'est ce qu'on appelle en droit constitutionnel la loi des conséquences imprévues», a affirmé le sénateur Joyal.

«On est très bien intentionné, on veut améliorer la démocratie, on veut que tous les votes comptent. Mais on va mettre en place un système qui va favoriser la multiplication des groupes d'intérêts. C'est inévitable. C'est évident. On peut se retrouver dans un contexte avec une multiplication de groupes dont le premier objectif ne serait pas de voir le pays en termes nationaux, mais de voir le pays en termes de priorités régionales ou même thématiques», a-t-il ajouté.

Des craintes pour l'unité

Résultat: un parti politique qui n'obtiendrait pas la majorité des sièges devrait conclure des alliances stratégiques avec un parti régional pour gouverner, ce qui pourrait bien nuire à l'unité du pays, selon lui.

«On va se retrouver avec un éparpillement du vote et on va se retrouver avec un parti qui ne pourra pas gouverner sans l'appui des autres et il devra faire des alliances et des compromis avec un groupuscule. [...] Quel risque prend-on sur notre avenir dans le fond avec une telle réforme? C'est un peu cela, la réflexion. Il faut réfléchir à l'impact que cela peut avoir sur l'unité du pays», a-t-il soutenu.

Le leader de l'opposition au Sénat, le sénateur conservateur Claude Carignan, soutient pour sa part que le Parti libéral n'a pas obtenu un mandat clair de la population pour mettre en oeuvre une telle réforme. Et selon lui, il faut que la population se prononce soit par référendum, soit lors d'une élection générale où cette question serait un enjeu dominant.

«Le gouvernement avait pris comme engagement de créer un comité pour étudier les options. Donc, quel est le pourcentage des gens qui ont voté pour le Parti libéral parce qu'il promettait de créer un comité? Disons que ce n'est pas élevé. Et quel est le pourcentage de gens qui ont voté pour la solution retenue par le gouvernement? Aucun, parce que la solution n'avait pas été identifiée encore. On ne pourra pas dire que les gens ont voté pour cela», a-t-il dit.

Que répond-il à ceux qui diront qu'un Sénat non élu ne peut bloquer une telle réforme? «Ma légitimité, je la tire de la Constitution. J'ai été nommé et je siège au Sénat dont le rôle est de protéger les minorités et de veiller à ce que les projets de loi soient conformes à la Constitution», a-t-il dit. Il a aussi affirmé que les neuf juges de la Cour suprême du Canada ne sont pas élus et qu'ils rendent des décisions qui modifient les politiques publiques du pays.

***

Trois options à l'étude

Un comité parlementaire composé de 12 députés a récemment entrepris des consultations sur les options qui pourraient être soumises au Parlement pour modifier le mode de scrutin. En campagne électorale, les libéraux de Justin Trudeau ont assuré que les élections de 2015 seraient les dernières organisées en vertu du mode de scrutin majoritaire uninominal à un tour. Essentiellement, trois options sont sur la table pour réformer le mode de scrutin: un vote préférentiel (les électeurs doivent voter en classant les candidats en ordre de préférence), un vote proportionnel (un parti politique obtiendrait un nombre de sièges aux Communes correspondant aux suffrages obtenus le jour du scrutin) et le statu quo (vote uninominal à un tour).