Le Canada constitue «une cible attrayante» pour les espions étrangers, même dans le cas de son plus proche allié et partenaire, les États-Unis.

Au cours de la dernière décennie, les autorités canadiennes ont expulsé 21 individus soupçonnés de s'être livrés à des actes d'espionnage, et le quart d'entre eux (cinq en tout) étaient des ressortissants américains, révèlent des documents obtenus par La Presse en vertu de la Loi sur l'accès à l'information.

En fait, le plus grand nombre d'espions étrangers expulsés par l'Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), à la demande du ministère de l'Immigration, étaient des Américains, selon les statistiques de l'ASFC.

Un espion américain a été expulsé en 2004, un deuxième en 2007 et un troisième en 2008. Les deux autres ont été jugés inadmissibles sur le territoire canadien en 2013.

«Ces chiffres vont frapper les Canadiens comme un coup de masse dans le front. Les gens ne s'attendent pas à ce que nos voisins nous espionnent. Ce sont nos amis, nos copains. Ils ne peuvent pas faire cela», a affirmé à La Presse Michel Juneau-Katsuya, ancien cadre du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) et PDG de The Northgate Group.

«Je suis quand même étonné que l'on ait officiellement reconnu que cinq espions américains avaient été expulsés. Cela peut avoir des conséquences diplomatiques», a-t-il ajouté du même souffle.

Deux ressortissants chinois

Fait étonnant, durant la même période, soit entre 2004 et 2014, seulement deux ressortissants de la Chine ont été renvoyés dans leur pays. Ils ont été chassés tous les deux en 2014, selon l'ASFC. On dénombre aussi deux ressortissants de l'Inde et deux individus de la Suède sur cette liste de persona non grata. La Russie, avec qui le Canada entretient des relations tumultueuses depuis plusieurs mois, a été obligée de reprendre un ressortissant russe qui se serait livré à des actes d'espionnage.

Au cours des dernières années, pourtant, les autorités canadiennes ont souvent montré du doigt la Chine comme étant un important acteur de l'espionnage au Canada. En 2007, l'ex-directeur du SCRS Jim Judd avait soutenu devant un comité sénatorial que la Chine occupait le premier rang des pays soupçonnés de parrainer des missions d'espionnage au Canada, parmi une quinzaine d'autres États. À la même époque, Chen Yonglin, ancien diplomate chinois réfugié en Occident, affirmait que son pays d'origine utilisait les services d'un millier d'espions et d'informateurs occasionnels, principalement à Vancouver et à Toronto.

À l'ASFC, on refuse de donner des détails précis sur le cas des ressortissants américains ou les autres espions qui ont été renvoyés. Pour quelle organisation ont-ils fait de l'espionnage? Ont-ils espionné les membres du gouvernement ou des entreprises? Dans quel contexte ont-ils été renvoyés? Les autorités américaines ont-elles été informées? Toutes ces questions sont demeurées sans réponse.

Toutefois, une porte-parole de l'ASFC, Wendy Atkin, a affirmé à La Presse que les actes d'espionnage à la suite desquels ces personnes ont été renvoyées «n'avaient pas nécessairement comme cible le Canada». En d'autres mots, les espions pourraient avoir commis leur geste en ciblant d'autres pays comme les États-Unis ou tout autre pays démocratique.

Changement en 2013

En effet, avant juin 2013, le gouvernement canadien se donnait le droit de renvoyer tout individu s'étant livré à des actes d'espionnage contre «tout gouvernement ou institution démocratique», en vertu de l'article 34 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés.

Cette section de la loi, qui a depuis été modifiée, était donc «très générale et touchait tant les personnes qui étaient à l'emploi d'une organisation reconnue comme s'adonnant à l'espionnage que celles qui avaient commis personnellement des actes d'espionnage, et ce, contre tout pays ou institution démocratique, et non seulement contre le Canada, ou contraire aux intérêts du Canada», a-t-elle indiqué.

«L'ASFC tient à s'assurer que toutes les personnes interdites de territoire au Canada sont appréhendées et renvoyées du pays. L'ASFC accorde la plus grande priorité aux cas de renvoi portant sur des questions liées à la sécurité nationale, à la criminalité organisée, aux crimes contre l'humanité et à la criminalité», a ajouté Mme Atkin.

- Avec William Leclerc

Ces pays qui ne s'espionnent pas

Il existe un club sélect de cinq pays - les États-Unis, la Grande-Bretagne, le Canada, l'Australie et la Nouvelle-Zélande, aussi appelés les « Five Eyes » - qui se sont entendus pour ne pas s'espionner mutuellement. L'entente remonte à 1946. Après la guerre, les États-Unis et la Grande-Bretagne ont signé un document secret de sept pages qui prévoyait le partage d'informations acquises lors d'opérations d'espionnage. L'entente s'est élargie quand le Canada y a adhéré, en 1948, et que l'Australie et la Nouvelle-Zélande ont fait de même, en 1956. Les « cinq yeux » se sont alors engagés à partager des renseignements, particulièrement ceux obtenus par la surveillance électronique des communications, et à ne pas s'espionner. Le pacte a été déclassifié, puis révélé au grand public par la Grande-Bretagne, en 2010. La France et l'Allemagne ont depuis tenté d'y adhérer, mais elles se sont heurtées à des refus de la part des pays membres.

- Marie-Michèle Sioui

Pas de commentaires des Américains

À l'ambassade des États-Unis à Ottawa, on a refusé net de commenter ces informations ou de dire si les autorités américaines avaient aussi expulsé des Canadiens qui se seraient livrés à des actes d'espionnage en sol américain, a-t-on indiqué au Toronto Star, qui a participé à notre enquête sur ce dossier.

Rappelons toutefois que l'administration de Barack Obama a donné à toutes ses ambassades, en 2009, la consigne de collecter, au profit de la CIA, des renseignements le plus précis possible sur les personnalités et gouvernements des pays hôtes.

Mais pour l'ancien cadre du SCRS Michel Juneau-Katsuya, il est évident que l'espionnage au Canada est un phénomène nettement plus important que ce qu'indiquent les chiffres de l'ASFC.

« Je suis convaincu que ce n'est que la pointe de l'iceberg pour tous les pays qui sont nommés. Il ne faut pas oublier que depuis le 11 septembre 2001, le gros des effectifs du SCRS a été affecté à la lutte contre le terrorisme. Donc, on a négligé ce que l'on faisait avant. On peut extrapoler et dire que cela doit être quatre à dix fois pire que ce qu'on apprend », a-t-il dit.

Lorsqu'il était encore au SCRS, dans les années 90, il avait été informé de cas d'espions américains qui avaient été discrètement renvoyés aux États-Unis. « Je sais, à l'époque, qu'on avait attrapé des espions américains. C'étaient des gens du FBI ou de la CIA qui étaient venus faire des opérations ici, mais sans le consentement du gouvernement canadien. Il y avait eu trois ou quatre dossiers. Je sais qu'on soupçonnait aussi qu'il y avait des gens au sein de certaines entreprises qu'on croyait être à la solde des services secrets américains », a-t-il expliqué.

- Joël-Denis Bellavance avec William Leclerc

Le directeur du SCRS inquiet

Dans un témoignage qu'il a livré devant un comité du Sénat en février 2014, le directeur du SCRS, Michel Coulombe, exprimait son inquiétude au sujet de l'espionnage sur le sol canadien. Il relevait aussi que l'espionnage évoluait rapidement et prenait maintenant la forme de cyberattaques menées à partir d'ordinateurs à l'étranger. « Nous nous préoccupons depuis longtemps de l'espionnage. Le Canada constitue une cible attrayante en raison de ses moyens industriels, de ses vastes ressources naturelles et de son accès auprès d'alliés importants. Ce qui est nouveau, c'est l'ampleur des cibles actuelles et le recours aux cyberattaques, qui sont efficaces et rentables et qui, surtout, peuvent être démenties et permettre à leurs auteurs de rester anonymes », a-t-il affirmé durant son témoignage.  « Les intérêts et les biens stratégiques et économiques du Canada sont également exposés à des actes d'espionnage, d'ingérence et de transfert de technologies. Un autre risque est posé par les sociétés étrangères, en particulier les sociétés d'État, qui achètent des entreprises », a-t-il ajouté. 

- Joël-Denis Bellavance