Les Canadiens seraient étonnés de l'influence qu'aura eue John F. Kennedy dans l'évolution politique du pays, ne serait-ce qu'en contribuant à la victoire des libéraux de Lester B. Pearson.

Ce n'était sans doute pas l'objectif du charismatique président américain - dont on souligne le 50e anniversaire de l'assassinat cette semaine -, mais cette victoire libérale permettra l'adoption de nombreuses mesures, comme l'unifolié, l'assurance-maladie, l'accroissement de l'État-Providence, les régimes publics de retraite et la commission royale sur le bilinguisme et le biculturalisme - aussi connue sous le nom de commission Laurendeau-Dunton.

Mais remontons le fil du temps, jusqu'au début des années 1960. Alors que les tuiles de toutes sortes pleuvent sur le gouvernement conservateur de John Diefenbaker, les libéraux reçoivent l'appui diplomatique - et même plus - de l'équipe de John F. Kennedy.

Le président démocrate a tout fait pour aider les libéraux de Lester B. Pearson à défaire les conservateurs, accordant même sa bénédiction à son expert en sondages pour qu'il vienne, sous un nom d'emprunt, aider la machine libérale.

Mieux encore: alors que le Canada est en pleine campagne électorale, le président Kennedy invite M. Pearson, alors chef de l'Opposition, et plusieurs autres lauréats du prix Nobel à une réception à la Maison-Blanche. L'ingérence présidentielle était si manifeste que M. Diefenbaker, bouillant de colère, a rappelé son ambassadeur à Washington.

Cette riposte diplomatique n'a toutefois pas empêché le Parti progressiste-conservateur de se désintégrer, de disputes internes en disputes internes. Défait en Chambre à la suite d'un vote de défiance lié aux relations avec les États-Unis, il sera aussi défait aux urnes.

Le biographe de M. Pearson et ancien député libéral John English est l'un de ceux qui croit que John F. Kennedy a joué un rôle déterminant dans l'histoire canadienne.

«Il a définitivement influencé l'histoire canadienne durant la campagne électorale de 1962-1963. Il ne fait aucun doute que son animosité à l'endroit de M. Diefenbaker a placé ce dernier dans une position précaire, non seulement auprès du public en général, mais au sein même de son parti», a-t-il expliqué en entrevue à La Presse Canadienne.

C'était mal engagé

Les relations entre les deux hommes n'avaient jamais été au beau fixe. Avant même leur première rencontre, le nouveau président américain a mal prononcé à deux reprises le nom «Diefen-bawker». Et au terme de cette rencontre, M. Diefenbaker recevait un appel lui apprenant le décès de sa mère.

Certains signes de leur animosité étaient plus bénins: ils pouvaient même s'agacer en se racontant leurs histoires de pêche. Chacun était pour l'autre un «fils de...».

Mais d'autres signes de discordes étaient plus flagrants. M. Kennedy était enclin à inclure le Canada davantage dans la sphère américaine. M. Diefenbaker, plus attaché au Royaume-Uni, avait refusé son invitation à joindre l'Organisation des États américains.

Invité en visite officielle à Ottawa, M. Kennedy, bien au fait de sa popularité au Canada, insiste pour prononcer un discours à la Chambre des communes. Le président en profitera pour lancer une phrase demeurée célèbre: «La géographie a fait de nous des voisins. L'histoire a fait de nous des amis». Ce qui a eu l'heur de déplaire au premier ministre.

Par ailleurs, JFK se sentait de plus en plus proche de Lester Pearson.

L'ancien premier ministre Jean Chrétien, élu député pour la première fois lors de la victoire des libéraux en 1963, croit que M. Pearson a d'abord plu au président américain grâce à ses connaissances encyclopédiques en matière de... baseball.

Cependant, il doute que l'implication de M. Kennedy ait vraiment contribué à la victoire libérale. Selon lui, la décision de limoger le directeur de la Banque du Canada, James Coyne, avait davantage fait de mal aux conservateurs.

«Je ne pense pas que M. Kennedy (ait eu une influence considérable). M. Diefenbaker avait eu beaucoup de difficultés avec son administration de 1958 à 1962», a indiqué M. Chrétien en entrevue à La Presse Canadienne.

Les progressistes-conservateurs étaient encore tout de même assez vigoureux pour remporter une minorité en 1962, puis pour ne laisser qu'un gouvernement minoritaire aux libéraux lors des deux élections générales suivantes.

Un Nobel gâté

C'est au cours de la première de ces campagnes électorales que M. Pearson a reçu un cadeau incroyablement rare en politique pour un chef de l'opposition. Quelques semaines avant le déclenchement, il était invité à un souper offert par la Maison-Blanche pour 49 lauréats des prix Nobel. Or, tous les autres invités étaient nés ou vivaient aux États-Unis.

Et M. Pearson a même obtenu un traitement de faveur: une réunion en privé de 20 minutes avec le président.

Lors de son discours en ouverture de la soirée, JFK n'a fait de référence spéciale qu'à une personne: il a raconté une anecdote rapportée par M. Pearson avant d'enchaîner: «Je pense que c'est le plus extraordinaire rassemblement de talent, de savoir humain jamais vu à la Maison-Blanche - sauf peut-être lorsque Thomas Jefferson soupait seul».

Quelques semaines plus tard, les conservateurs perdaient près de 100 sièges de leur majorité historique, se retrouvant avec une minorité de 116 sièges.

Par la suite, la crise des missiles cubains a séparé encore davantage les deux hommes, et l'affaire Bomarc a fini d'envenimer les relations entre MM. Kennedy et Diefenbaker. Le premier ministre refusait d'installer en sol québécois et ontarien des ogives nucléaires sous les auspices du Norad, en affirmant avoir reçu des assurances de M. Kennedy que cette augmentation des arsenaux ne serait pas nécessaire. Le département d'État a ensuite nié la version canadienne, ajoutant même que le Canada n'avait pu apporter une seule contribution politique à la défense de l'Amérique du Nord.

Un sondeur venu du sud

Entre-temps, un visiteur vint aider les libéraux. Son nom: Lou Harris, expert des sondages. Il engagea 500 femmes pour mener l'enquête d'opinion la plus exhaustive jamais vue alors sur la scène politique canadienne. «Il nous a montré comment faire des sondages, comment faire des «pointages'», se rappelle Jim Coutts, qui deviendra conseiller de Lester B. Pearson et de Pierre Trudeau.

Pourtant, Kennedy avait interdit à Lou Harris d'aller aider le chef travailliste britannique Harold Wilson. Cette restriction ne s'appliqua pas à Lester Pearson: l'important, c'était de nuire à Diefenbaker.

Cette aide fut-elle un facteur décisif dans la victoire libérale ? Deux anciens conseillers de Lester Pearson - Jim Coutts et Dick O'Hagan - en doutent. Selon eux, les libéraux auraient sans doute gagné sans l'aide de Kennedy, mais l'intervention américaine, décriée même par les opposants à Diefenbaker comme le chef néo-démocrate Tommy Douglas, n'a pas nui.

John English, se rappelant sa propre histoire, se souvient que le débat autour des politiques de défense et de la présence d'armes nucléaires en sol canadien l'a amené à changer d'allégeance aux urnes.

L'influence de John F. Kennedy a peut-être aussi joué un rôle dans le destin d'un certain Pierre Elliott Trudeau. L'ancien premier ministre le reconnaissait lui-même: il n'aurait jamais gagné la course à la direction du Parti libéral en 1968 si John F. Kennedy n'avait pas existé.