Le projet de réforme du Sénat proposé par le gouvernement Harper est inconstitutionnel, tranche la Cour d'appel du Québec dans un avis fort attendu rendu jeudi matin.

Dans un jugement unanime, cinq juges de la Cour ont répondu à l'affirmative à l'une des trois questions soumises par le gouvernement du Québec l'an dernier.

Selon eux, la limitation de la durée du mandat des sénateurs et le processus consultatif qui serait mis en place pour les nommer est bel et bien une modification constitutionnelle « significative », qui ne pourrait être imposée unilatéralement par le fédéral sans un vote des élus provinciaux.

« Il constituait, par sa nature véritable, une modification au mode de sélection des sénateurs et aux pouvoirs du Sénat et ce, sans respecter le processus prévu, mais en tentant de le contourner », ont-ils ajouté.

Cette décision ne signifie pas que le gouvernement fédéral n'ira pas de l'avant avec son projet : la Cour suprême doit elle aussi se prononcer sur la question, vraisemblablement en 2014. 

Mais elle donne des munitions au gouvernement du Québec dans le dossier; le plus haut tribunal de la province y affirme également que « le cadre législatif [proposé par Ottawa] se voulait bien plus qu'un simple processus consultatif avant une recommandation au gouverneur général. Il se voulait tout d'une loi électorale ».

Points de vue opposés

Québec a demandé à la Cour d'appel du Québec au mois d'août 2012 de déterminer si les changements proposés par le gouvernement Harper dans son projet de loi sur la réforme du Sénat sont des modifications constitutionnelles qui nécessitent l'approbation des assemblées législatives d'au moins les deux tiers des provinces, représentant au moins 50 % de la population.

Le gouvernement québécois affirme qu'il s'agit d'une réforme unilatérale et contraire aux formules d'amendement prévues dans la Constitution canadienne, qui nécessite un vote des élus provinciaux. Ottawa prétend au contraire que les changements proposés ne rouvrent pas la Constitution et que l'aval des provinces n'est pas requis dans les circonstances.

Dans son projet de loi C-7, Ottawa a proposé de limiter la durée du mandat des sénateurs à neuf ans et de mettre en Canada un scrutin consultatif dans chaque province, pour contribuer à la nomination des sénateurs. Le premier ministre du Canada ne serait pas forcé de nommer les sénateurs désignés dans le cadre de ce scrutin, mais il devrait au mois en tenir compte.

Le projet de loi C-7 a été mis sur la glace en attendant la décision de la Cour suprême du Canada dans un autre renvoi sur le même sujet, initié celui-ci par le gouvernement fédéral en février dernier, soit six mois après celui de la Cour d'appel du Québec. C'est la Cour suprême qui aura le dernier mot sur la question au niveau judiciaire. Elle doit entendre la cause pendant trois jours au début du mois de novembre. 

Le gouvernement fédéral demande aussi à la Cour suprême de déterminer s'il pourrait abolir le Sénat même si une province y est opposée. «Nous soutenons que oui», a déclaré en juillet le ministre responsable de la Réforme démocratique à Ottawa, Pierre Poilièvre.

« Modification significative »

Dans leur décision, les juges Dalphond, Morissette, Hilton et Dutil ainsi que la juge en chef Duval-Hesler, sont remontés jusqu'aux transcriptions des conférences préconfédératives du 19e siècle pour analyser la volonté des Pères fondateurs du Canada.

« Pour Sir John A. Macdonald, il n'était pas question que les membres du Sénat soient élus », ont-ils noté, ajoutant que le « Sénat était une composante fondamentale du compromis fédéral de 1867 ».

Or, « quand on analyse la portée réelle ou le caractère véritable du projet de loi, il en ressort indubitablement une tentative de modification significative du mode de sélection des sénateurs », ont-ils tranché.

« L'accord d'une majorité des provinces seront la formule de modification générale 7/50 était donc requise. »

Rôle important

Le Québec dispose de 24 des 105 sièges du Sénat, tout comme l'Ontario. Les provinces de l'Ouest canadien comme l'Alberta, la Colombie-Britannique, la Saskatchewan et le Manitoba, n'ont chacune que six sénateurs.

Points de vue intéressants dans le contexte actuel de la crise qui secoue le Sénat : les juges ont aussi rappelé que les objectifs historiques de l'institution étaient la représentation régionale, la représentation de la minorité anglophone du Québec, l'examen « pondéré et serein » des projets de loi et « le droit de donner un droit de regard aux plus nantis ».

« Dans les faits, il semble que le Sénat et ses membres jouent un rôle significatif dans la vie politique fédérale et que l'institution n'est pas un simple miroir de la Chambre des communes », ont-ils conclu.

Le gouvernement du Québec est «satisfait»

Le gouvernement du Québec est «satisfait» de la décision de la Cour d'appel qui estime que le gouvernement fédéral ne peut, sans l'aval des provinces, procéder à une réforme du Sénat canadien.

Y allant de commentaires réservés -la Cour suprême entendra les parties sur le renvoi fait par le gouvernement Harper à compter de la mi-novembre- le ministre de la Justice, Bertrand Saint-Arnaud, a souligné jeudi matin que la Cour d'appel du Québec avait «dit très clairement qu'Ottawa ne pouvait agir seul pour réformer le Sénat. Cela doit se faire dans le cadre d'une négociation multilatérale et non unilatérale».

Devant cette décision, le Québec entend «continuer à s'opposer à l'unilatéralisme fédéral dans le cadre du renvoi sur la réforme du Sénat initiée par le gouvernement fédéral, devant la Cour suprême. Ottawa ne peut agir seul», a insisté le ministre.

Ottawa attend la décision de la Cour suprême

Le ministre fédéral Pierre Poilièvre n'a pas fait grand cas de la décision québécoise. « Nous prenons note de la décision de la Cour d'appel du Québec, a-t-il dit. Nous avons hâte de connaître la décision finale de la Cour suprême du Canada, qui entendra bientôt cette affaire. »

« L'opinion de la Cour suprême constituera un manuel d'instruction juridique sur la manière dont nous pouvons procéder à la réforme du Sénat, a ajouté le ministre d'État responsable du dossier de la Réforme démocratique. Nous restons persuadés que le statu quo au Sénat du Canada est inacceptable. Le Sénat doit ou bien être réformé ou bien, comme les chambres hautes des provinces, disparaître ». 

« Le gouvernement agira dès que la Cour suprême se sera prononcée », a-t-il conclu.

Accueil favorable des francophones hors Québec



Selon la députée du NPD Françoise Boivin, porte-parole de l'Opposition en matière de Justice, « il s'agit d'une décision solide et bien articulée, qui démontre que le gouvernement fédéral, comme on le savait, ne pouvait pas agir seul ».

« Je pense qu'il y a juste Stephen Harper et son gouvernement qui pensaient qu'ils pouvaient le faire », a-t-elle ajouté, réitérant par ailleurs la volonté de son parti d'abolir purement et simplement la Chambre haute.

La Fédération des communautés francophones et acadienne, qui était intervenue dans le dossier, s'est réjouie de l'avis de la Cour d'appel. La FCFA fait valoir que le Sénat est une institution importante pour la protection des minorités linguistiques du pays.

« La Fédération rappelle qu'elle n'est pas opposée à une réforme du Sénat, mais estime que celle-ci doit se faire par voie de modification constitutionnelle et d'une manière qui permette de protéger la représentation des communautés francophones et acadiennes à la Chambre haute. La FCFA s'oppose à l'abolition du Sénat », a déclaré l'organisme dans un communiqué.

-Avec Denis Lessard