Des députés de l'opposition indignés soutiennent à Ottawa ces jours-ci que la controverse entourant les appels frauduleux aux électeurs est la pire atteinte à la démocratie jamais observée dans toute l'histoire canadienne. Mais ils pourraient avoir le regard un peu trop rivé sur le présent.

Car ces manoeuvres malhonnêtes ne sont pas choses nouvelles dans la politique canadienne. En réalité, elles remontent presque aussi loin que la naissance du pays.

La politique robuste du tout jeune Canada inclut une interprétation beaucoup plus élastique de l'éthique, et s'acheter la faveur des électeurs s'est parfois fait à visière complètement levée.

L'utilisation des centres d'appel et des appareils à composition automatique pour diriger les partisans des partis rivaux vers des bureaux de scrutin inexistants est un mariage moderne unique de technologie et fourberie, mais les pères de la Confédération avaient aussi plus d'un tour dans leur sac.

Nelson Wiseman, politologue à l'université de Toronto, soutient que les politiciens gardaient encore au coeur du 20e siècle des listes détaillées des pots-de-vin préférés de leurs électeurs - allant d'une poignée de dollars à une bouteille de whiskey. Il rappelle que la pratique était si courante qu'un député s'était affiché contre l'introduction du vote secret en 1874 en faisant valoir qu'il ne pourrait plus déterminer s'il en aurait pour son argent.

Et d'où provenait l'argent des pots-de-vin? Aux élections de 1872, en tout cas, il était clair que John A. Macdonald et son Parti conservateur obtenaient des fonds du Canadien Pacifique. L'affaire a été surnommée le «scandale du Pacifique» et a fait tomber Macdonald.

La preuve irréfutable de cette supercherie a pris la forme d'un télégramme que Sir Macdonald avait fait parvenir au dirigeant de la compagnie de chemins de fer six jours à peine avant les élections. «Je dois recevoir un autre 10 000 $. Ce sera la dernière fois. Ne me décevez pas. Répondez aujourd'hui», pouvait-on lire dans la missive.

Le recours aux pots-de-vin a diminué au 20e siècle, mais on observe un retour en force de cette pratique depuis un certain nombre d'années. En 1999, un employé du Parti libéral du Canada a été suspendu après avoir été accusé d'avoir payé des gens pour voter à la place d'autres électeurs lors d'un vote par anticipation dans une circonscription du Québec.

Si l'on exclut de tels exemples, il est clair que la scène politique canadienne est loin d'être aussi mouvementée qu'au sud de la frontière. Mais à l'occasion, lorsque les esprits s'échauffent, les allégations se mettent à pleuvoir.

Au Québec, le déchirement entre fédéralistes et souverainistes a connu son apogée lors du référendum de 1995. Les Québécois ont dit non à la souveraineté par une très faible majorité, et lorsque la poussière est retombée, chacun des deux camps a accusé l'autre de vol.

Le camp du «Oui» s'est indigné en apprenant que les passagers qui avaient fait le voyage jusqu'à Montréal afin de participer au désormais célèbre «love-in» avaient profité d'un rabais offert par VIA Rail - il s'agissait, selon les souverainistes, de contributions illégales.

Du côté des fédéralistes, on a allégué que le Parti québécois avait nommé des scrutateurs partiaux qui auraient jeté des bulletins de vote dans des circonscriptions montréalaises farouchement fédéralistes.

Malgré tout, les élections canadiennes sont généralement jugées légitimes.

«Il y a une histoire, au Canada, de pratiques douteuses davantage en ce qui a trait aux nominations des candidats et des chefs de parti», selon Tom Flanagan, politologue à l'Université de Calgary. «Il y a aussi eu beaucoup de disputes sur la question de l'authenticité des membres de partis, des choses comme ça», ajoute celui qui a été conseiller du premier ministre Stephen Harper.

Lors de la course à la direction de l'Alliance canadienne, en 2000, Tom Long a reconnu que ses partisans avaient recruté 700 faux membres au Québec. Et on raconte encore, dans certains cercles, comment Brian Mulroney avait offert de l'alcool à des sans-abri en échange d'un vote pour lui en 1983 lorsqu'il a été élu à la tête du Parti progressiste conservateur.

Les véritables élections sont une toute autre histoire. Les tactiques sont plus subtiles - et souvent inspirées de pratiques qui ont cours chez nos voisins du sud.

Le concept de «push-polling» est devenu célèbre lors des primaires républicaines de 2000. Les électeurs de la Caroline du Sud recevaient des appels au cours desquels on leur demandait s'ils étaient gênés que John McCain ait un enfant noir illégitime. Le candidat à l'investiture n'avait pas d'enfant noir illégitime. L'idée était de propager une fausse rumeur.

Elly Alboim, professeur à l'Université Carleton et ancien chef de bureau à Ottawa pour la CBC, signale que le concept est appliqué de façon un peu moins personnelle au Canada.

«Est-ce que vous êtes d'accord avec l'idée que d'enregistrer son fusil représente une violation des libertés individuelles?» constitue un exemple du type de «push-polling» à la sauce canadienne que les conservateurs pourraient utiliser, explique celui qui a été conseiller de l'ancien premier ministre Paul Martin.

Il signale toutefois qu'il ne s'agit pas d'une pratique frauduleuse. «Ce n'est peut-être pas éthique, mais la personne à l'autre bout du fil doit se demander si elle est d'accord ou pas», dit-il.

Les rumeurs peuvent évidemment se propager de toutes sortes de façon. On peut discréditer un adversaire politique par courriel, par l'entremise des médias sociaux ou en mettant à profit le bouche-à-oreille.

C'est la méthode que les libéraux ont utilisée en 2004, selon les conservateurs, pour faire courir la rumeur selon laquelle Stephen Harper était un chrétien fondamentaliste.

Pas plus tard que l'automne dernier, le député libéral Irwin Cotler en a été victime. Des appels téléphoniques trompeurs ont été logés auprès des électeurs de sa circonscription de Montréal, à qui on laissait entendre que M. Cotler allait abandonner son siège.

Le président de la Chambre des communes, Andrew Scheer, a déterminé que ce sondage était répréhensible. Il a toutefois conclu qu'il ne portait pas atteinte aux privilèges parlementaires du député Cotler.

Certains Canadiens estiment que ces pratiques douteuses nous viennent directement des États-Unis. Elly Alboim n'en est pas si sûr. «Les États-Unis n'ont pas le monopole des individus créatifs.»