Le groupe de pression ultrareligieux Canada Family Action Coalition (CFAC), reconnu notamment pour son opposition féroce aux homosexuels, à l'avortement et aux juges de la Cour suprême, a rencontré en privé le premier ministre Stephen Harper deux fois depuis deux ans afin de discuter de ses priorités politiques.

La Presse a aussi appris que le lobbyiste de ce groupe controversé, Brian Rushfeldt, a eu, depuis 2008, six rencontres avec des ministres et des députés du gouvernement Harper de même qu'avec des attachés politiques. Les dirigeants de CFCA se sont aussi vantés par le passé d'avoir un accès direct au premier ministre et ils ont eu plusieurs entretiens avec des conseillers de ce dernier. La plus récente de ces rencontres a eu lieu le 11 mars au bureau du parlement de Stephen Harper. Elle a duré une vingtaine de minutes, en compagnie d'un membre du personnel du premier ministre.

Jamais ce groupe n'a eu de rencontre avec l'ancien premier ministre Jean Chrétien pendant les 10 ans de son règne. M. Rushfeldt précise toutefois qu'il a discuté au mois de mars avec un député libéral (John McKay) et un néo-démocrate (Peter Stoffer).

Confirmation du groupe

Le fondateur et directeur général de CFAC, Brian Rushfeldt, a confirmé ces informations lundi à La Presse, précisant qu'il a discuté avec le premier ministre d'éventuels durcissements à la loi sur la pornographie juvénile sur l'internet.

M. Rushfeldt a aussi remis au premier ministre un t-shirt emblématique de son organisme sur lequel il est écrit : «Child porn is not porn, it's a crime scene» (la porno juvénile n'est pas de la pornographie, c'est une scène de crime).

M. Harper n'a pas endossé le t-shirt mais, selon Brian Rushfeldt, il a prêté une oreille attentive aux suggestions de CFAC. Le groupe évangélique suggère, notamment, d'instituer des peines fermes de trois ans pour possession d'images d'enfants agressés sexuellement, de sept ans pour distribution et de 10 ans pour les agresseurs eux-mêmes. CFAC veut aussi rendre la dénonciation obligatoire lorsque des internautes tombent sur des sites du genre.

«Je pense que le premier ministre comprend mieux l'enjeu grâce à mes explications, dit M. Rushfeldt. Il a été positif et m'a dit que son gouvernement réalise qu'il y a un problème. J'ai l'impression qu'il pourrait en parler à son caucus.»

Le lobbyiste de CFAC affirme n'avoir reçu aucune assurance du premier ministre et il dit avoir discuté seulement de pornographie juvénile.

Programme de l'ACDI

Dans les jours qui ont suivi cette rencontre, une controverse a éclaté à Ottawa après que le gouvernement Harper eut refusé, pendant quelques jours, de reconduire un programme de l'ACDI destiné au contrôle des naissances et à la santé des femmes dans les pays sous-développés. Le programme en question, qui subventionne notamment des avortements, avait été fortement décrié par plusieurs groupes évangéliques, dont CFAC, en novembre dernier. Un député conservateur, Brad Trost (Saskatoon-Humboldt), avait même lancé une pétition réclamant l'annulation de ce programme.

M. Rushfeldt rejette les critiques selon lesquelles les groupes religieux de droite, dont le sien, sont trop influents, et il défend les rencontres privées avec le premier ministre et des membres du gouvernement. «J'aimerais bien que notre organisme soit aussi puissant qu'on le dit, ce serait bon pour la démocratie ! lance-t-il en riant. Nous représentons pas mal de monde dans ce pays et il vaut mieux pour la démocratie que le premier ministre rencontre des gens comme nous que de grandes entreprises automobiles ou des pharmaceutiques.»

Appelé à commenté ces liens, le porte-parole du premier ministre Dimitri Soudas a soutenu que «le premier ministre rencontre des intervenants de tous horizons et de tout le pays pour discuter d'une grande variété de sujets».

Aux États-Unis

Canada Family Action Coalition est intimement lié à un autre organisme très influent aux États-Unis, Focus on Family, ainsi qu'au Christian College de Toronto. Il s'est impliqué dans plusieurs dossiers controversés au cours des dernières années. Chaque fois, le gouvernement conservateur a été interpellé et a adopté plusieurs positions défendues par ces groupes évangéliques.

Concours de circonstances ou preuve de son efficacité, les interventions de CFAC auprès du gouvernement Harper coïncident presque toujours avec l'émergence de controverses à Ottawa.

Entre autres dossiers suivis de près par le groupe évangélique, le financement par Ottawa du défilé de la fierté gaie à Toronto (qui a valu à la ministre Diane Ablonczy d'être rétrogradée), le passage de l'âge du consentement à des relations sexuelles de 14 à 16 ans, le projet de loi C-10, qui prévoyait de retirer le financement public aux oeuvres jugées «indécentes» ou contraires à la morale (Ottawa a reculé sur ce projet).

CFAC a aussi applaudi, au mois de décembre, la décision d'Ottawa de couper les vivres à l'organisme Kairos parce que celui-ci avait dénoncé l'»apartheid» d'Israël envers les Palestiniens.

Il y a quelques semaines, le président de CFAC, Charles McVety, a dénoncé, dans le cadre de son émission de commentaires (word.ca/This_Week), le «lobby homosexuel qui veut modifier les paroles de notre hymne national».

Alliance canadienne

CFAC a été très proche de Stockwell Day à l'époque où il dirigeait l'Alliance canadienne, et il a appuyé la candidature de Jim Flaherty dans sa course à la direction du Parti conservateur de l'Ontario.

En novembre 2005, juste avant les élections qui allaient porter les conservateurs au pouvoir, M. McVety a organisé à Calgary un séminaire avec Ralph Reed, conseiller de George W. Bush.

Ralph Reed est un ardent promoteur de la stratégie stealth policy, qui consiste à camoufler ou à déguiser ses motivation politiques religieuses en mettant de l'avant des enjeux populaires, comme les baisses d'impôts.

Pas moins de cinq candidats conservateurs de Stephen Harper, dont Jim Flaherty, ont assisté à ce séminaire.

Peu de temps auparavant, M. McVety avait vanté par écrit les mérites de Ralph Reed, qu'il a félicité d'avoir «permis à des millions d'Américains de participer à la vie politique de leur pays et à élire leurs leaders».

Le credo de M. Reed est aussi simple qu'efficace : «Nous n'essayons pas de transformer l'Église en parti politique ni les partis politiques en Église, mais si les fidèles ne s'engagent pas, quelqu'un d'autre le fera à leur place.»