Le rapporteur spécial indépendant remet sa démission, un peu plus de deux semaines après avoir écarté l’idée d’une enquête publique

(Ottawa ) L’ouragan de critiques à l’égard de son rapport sur l’ingérence étrangère lors des élections fédérales de 2019 et 2021 a finalement eu raison de David Johnston : le rapporteur spécial indépendant nommé en mars par Justin Trudeau démissionne. Son mandat devait prendre fin en octobre.

Son rapport d’une soixantaine de pages rendu public en mai avait été fort mal accueilli par le Parti conservateur, le Bloc québécois, le Nouveau Parti démocratique et une brochette d’experts, notamment parce qu’il écartait l’option de tenir une enquête publique indépendante sur l’ingérence étrangère.

Son départ survient quelques jours après son témoignage devant un comité parlementaire, au cours duquel il a été malmené par les partis de l’opposition. Il survient aussi 10 jours après que la Chambre des communes a formellement demandé qu’il quitte ses fonctions en adoptant une motion en ce sens parrainée par le NPD. M. Johnston avait réagi en disant qu’il avait la ferme intention de continuer son travail, soutenant que son mandat émanait du gouvernement fédéral et non de la Chambre des communes.

Dans une lettre envoyée au premier ministre en début de soirée vendredi, M. Johnston affirme que le climat politique est devenu insoutenable et rend la poursuite de son travail impossible.

Lorsque j’ai assumé le mandat de rapporteur spécial indépendant sur l’ingérence étrangère, mon objectif était d’aider à accroître la confiance dans nos institutions démocratiques. Je constate que, compte tenu du climat hautement partisan entourant ma nomination et mon travail, mon rôle a eu l’effet opposé.

Extrait de la lettre de David Johnston

« Je remets donc par la présente ma démission, prenant effet au plus tard à la fin du mois de juin 2023 ou dès que j’aurai remis un bref rapport final, ce que j’espère pouvoir faire avant la fin du mois », ajoute-t-il.

Nommé en mars par Justin Trudeau

M. Johnston, qui a occupé les fonctions de gouverneur général pendant sept ans, avait été nommé rapporteur spécial indépendant par Justin Trudeau en mars afin de se pencher sur l’ingérence étrangère durant les deux derniers scrutins. Il devait formuler des recommandations au gouvernement, notamment au sujet de l’opportunité de tenir une enquête publique indépendante sur cette délicate question.

Dans son rapport publié le 23 mai, M. Johnston a reconnu que l’ingérence étrangère est un phénomène qui prend de l’ampleur au Canada. Mais après avoir épluché les documents secrets et rencontré les responsables des agences de renseignement et des leaders politiques, il a conclu qu’une enquête publique indépendante ne serait pas utile étant donné que l’essentiel des travaux devrait avoir lieu à huis clos en raison de la nature délicate des renseignements touchant la sécurité nationale.

En principe, il devait tenir des audiences publiques à compter du mois prochain afin d’entendre notamment les témoignages de membres de la diaspora chinoise qui seraient victimes d’intimidation de la part du régime communiste chinois. Il devait aussi examiner les moyens d’améliorer la transmission de renseignements entre le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) et les ministères et organismes fédéraux responsables de la sécurité nationale.

À ce sujet, M. Johnston recommande au premier ministre de nommer une autre personne après avoir consulté les partis de l’opposition.

Je vous encourage à nommer une personne respectée, dotée d’une expérience en sécurité nationale, pour réaliser le travail que j’ai recommandé dans mon premier rapport. Idéalement, vous devriez consulter les partis de l’opposition afin de déterminer des candidats appropriés pour diriger cet effort.

Extrait de la lettre de David Johnston

« L’examen approfondi et détaillé de l’ingérence étrangère, de ses effets et de la manière de la prévenir doit constituer une priorité urgente pour votre gouvernement et votre Parlement », écrit-il aussi.

Réagissant au nom du gouvernement, le ministre des Affaires intergouvernementales, Dominic LeBlanc, a déploré les « attaques partisanes » dont a été la cible M. Johnston au cours des dernières semaines, notamment de la part des conservateurs.

Le Parti conservateur a critiqué les liens qu’ont entretenus dans le passé M. Johnston et la famille Trudeau ainsi que le fait que ce dernier a été membre de la Fondation Pierre Elliott Trudeau.

« Les attaques partisanes lancées par le Parti conservateur contre l’ancien gouverneur général étaient injustifiées et inacceptables. La démocratie exige que nous nous élevions au-dessus des considérations partisanes », a déclaré le ministre des Affaires intergouvernementales, tout en remerciant David Johnston pour ses longs états de service.

M. LeBlanc a précisé avoir reçu le mandat du premier ministre de consulter les experts et les partis de l’opposition au sujet des prochaines étapes, « et d’évaluer qui est le mieux placé pour effectuer ce travail ».

Une enquête publique s’impose, dit l’opposition

La démission de M. Johnston a toutefois été saluée par les partis de l’opposition. Le chef du Parti conservateur, Pierre Poilievre, a soutenu que la seule option qui s’offre maintenant au gouvernement Trudeau est de tenir une enquête publique.

« Depuis des mois, Justin Trudeau tente de dissimuler l’aide qu’il a reçue du gouvernement communiste de Pékin. Il a détruit la réputation d’un ancien gouverneur général pour dissimuler son propre refus de défendre le Canada contre les intérêts et les menaces étrangers. Il doit mettre fin à sa dissimulation, cesser de se cacher et demander une enquête publique complète sur l’ingérence de Pékin », a-t-il affirmé dans un courriel à La Presse.

Le Bloc québécois a formulé la même requête.

« Le Bloc québécois salue cette décision digne. Le premier ministre Justin Trudeau n’a d’autre choix que de confier au Parlement la nomination d’un-e juge qui présidera une commission d’enquête publique et indépendante sur les ingérences chinoises au Canada », a réagi le chef de la formation, Yves-François Blanchet, sur son compte Twitter.

Pour sa part, le NPD a affirmé que la démission de M. Johnston s’imposait. Le chef néo-démocrate, Jagmeet Singh, a soutenu que l’ancien gouverneur général a été « victime de la mauvaise gestion de l’ingérence étrangère par le gouvernement libéral ».

« Lorsque nous avons déposé notre motion demandant que le rapporteur spécial se retire, nous avons dit que l’apparence de partialité était trop forte pour qu’il continue. J’ai toujours pensé que M. Johnston était un homme honorable et la décision d’aujourd’hui le démontre », a-t-il dit.

« Le problème dès le départ était que M. Johnston répondait au premier ministre et c’est pourquoi nous demandons toujours un processus indépendant de ce gouvernement, et qui fasse passer les Canadiens en premier », a-t-il ajouté.