(Ottawa) Le Canada va emboîter le pas aux États-Unis et à l’Australie en créant un registre des agents étrangers, a appris La Presse. Le ministre de la Sécurité publique, Marco Mendicino, a conclu que le Canada avait besoin d’un tel outil pour mieux lutter contre l’ingérence étrangère.

Le gouvernement Trudeau tentera de déposer un projet de loi visant à créer un tel registre d’ici la fin de la présente session, prévue le 23 juin. Si le calendrier parlementaire déjà fort chargé ne le permet pas avant le congé estival, le ministre Mendicino ira de l’avant à la reprise des travaux de la Chambre des communes, à la mi-septembre, selon nos informations.

Les consultations publiques menées par le ministère de la Sécurité publique relativement à la création d’un tel registre ont pris fin mardi.

« Il y a un large consensus au pays en faveur de la création d’un registre des agents étrangers. C’est ce qui se dégage des consultations qui ont eu lieu. On veut aller de l’avant avec cela. C’est quelque chose qui est urgent », a confirmé une source gouvernementale qui a requis l’anonymat parce qu’elle n’était pas autorisée à parler publiquement de ce dossier.

Au cours des derniers mois, des experts et d’anciens diplomates qui ont été en poste en Chine ont soutenu que le gouvernement Trudeau facilitait l’ingérence étrangère sur le sol canadien parce qu’il n’avait pas encore créé un registre des personnes qui agissent pour le compte de pays étrangers.

Le premier ministre Justin Trudeau a confié à M. Mendicino au début de mars le mandat d’examiner la possibilité de créer un registre à la suite des révélations du Globe and Mail selon lesquelles la Chine s’est ingérée dans les élections fédérales de 2019 et de 2021.

Durant le dernier scrutin, Pékin aurait notamment utilisé une stratégie raffinée afin d’assurer la réélection d’un gouvernement libéral minoritaire et de défaire des candidats conservateurs jugés hostiles au régime communiste chinois, selon le quotidien.

Citant un rapport secret du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), le Globe and Mail a aussi révélé il y a deux semaines que Pékin se serait livré en 2021 à des manœuvres pour intimider le député conservateur Michael Chong et des membres de sa famille qui vivent encore à Hong Kong. La Chine n’aurait pas digéré que M. Chong appuie une motion à la Chambre des communes décrivant les mauvais traitements de la minorité ouïghoure en Chine comme un génocide.

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Le député conservateur Michael Chong

Plaidant ne pas avoir été mis au courant de cette situation en 2021, le gouvernement Trudeau a décidé lundi d’expulser un diplomate chinois du consulat de Toronto, Zhao Wei, parce qu’il aurait participé à la campagne de menaces contre M. Chong et sa famille à Hong Kong. En guise de représailles, la Chine a annoncé l’expulsion de la consule en poste à Shanghai, Jennifer Lynn Lalonde.

Un outil qui a des limites

Selon Michel Juneau-Katsuya, un consultant en sécurité et ancien cadre au SCRS, un registre des agents étrangers est un outil de plus pour lutter contre l’ingérence étrangère, mais qui a toutefois ses limites.

« Ce n’est pas une mauvaise affaire de créer un registre. Mais il faut comprendre les limites d’un tel outil. À titre d’exemple, on a un registre des lobbyistes. Est-ce que ça empêche le copinage ? Non ! », a-t-il exposé.

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Michel Juneau-Katsuya, consultant en sécurité et ancien cadre au SCRS

Il a soutenu que le gouvernement fédéral pourrait aller plus loin en créant un poste d’enquêteur en chef sur l’ingérence étrangère qui relèverait du Parlement et qui aurait le pouvoir et l’indépendance de lancer les enquêtes qui s’imposent.

« Depuis 30 ans, les gouvernements successifs n’ont rien fait pour contrer l’ingérence étrangère. Tous les premiers ministres, de Mulroney jusqu’à Trudeau, ont tous été avertis. Mais ils ont tous fait fi de nos avertissements », a-t-il soutenu.

Selon nos informations, le gouvernement Trudeau entend s’inspirer des registres qui sont en vigueur aux États-Unis et en Australie de même que de celui que s’apprête à mettre en place le Royaume-Uni.

En Australie, le registre des agents étrangers a été adopté en 2018. Entre autres choses, il impose des conditions contraignantes aux anciens ministres et anciens titulaires de charges publiques. Ces derniers ont l’obligation à vie d’enregistrer toutes les activités qu’ils entreprennent au nom d’une entité étrangère, à quelques exceptions près.

Une entité étrangère comprend des entreprises et des gouvernements étrangers qui cherchent régulièrement à influencer les élus et les fonctionnaires ainsi que les décisions prises par le gouvernement australien.

En outre, toute personne embauchée par des entreprises étrangères et des pays étrangers afin d’influencer les décisions gouvernementales devient automatiquement inapte à siéger au cabinet fédéral dans l’éventualité où cette personne briguerait les suffrages et réussirait à se faire élire.

Sanctions à venir

Une personne qui omet de s’inscrire auprès de l’Attorney General’s Office ou de transmettre des renseignements pertinents au sujet de ses activités au nom d’une partie étrangère peut se voir imposer des amendes ou une peine d’emprisonnement d’une durée de six mois à cinq ans.

Selon une source gouvernementale, il est trop tôt pour dire si le registre canadien contiendra aussi des conditions contraignantes. Mais si tel devait être le cas, d’anciens ministres auraient l’obligation de déclarer les activités qu’ils mènent au Canada au nom d’entreprises étrangères.

Après avoir quitté la politique, certains ministres ont été courtisés par des entreprises chinoises pour faire valoir leurs intérêts au Canada. C’est notamment le cas de l’ancien ministre des Affaires étrangères John Baird et de l’ancien ministre de la Sécurité publique Stockwell Day, qui ont tous les deux siégé au cabinet de l’ancien premier ministre Stephen Harper.