(Ottawa) Un « mur invisible » d’inspiration trumpiste pour les néo-démocrates, une « excellente nouvelle » pour les libéraux. Des zones d’ombre subsistent entourant les nouvelles modalités de l’Entente sur les tiers pays sûrs, et des questions sur son application sont soulevées à l’issue d’une première fin de semaine de fermeture du chemin Roxham.

Le gouvernement Trudeau s’est félicité d’être parvenu à resserrer la vis, et d’avoir pu en faire l’annonce lors de la visite du président Joe Biden au Canada, vendredi passé. Dans un camp comme dans l’autre, on y voit une façon de favoriser une migration ordonnée à la frontière.

L’accord a été signé il y a un an, mais puisque Washington devait passer par une « opérationnalisation », son entrée en vigueur a pris des mois – et si on a laissé quelques heures entre l’annonce et la fermeture des points de contrôle non officiels, c’était pour éviter une cohue, a dit une source gouvernementale à Ottawa.

L’Entente est donc dorénavant appliquée tout le long de la frontière de quelque 8900 kilomètres entre le Canada et les États-Unis. En échange, 15 000 migrants seront accueillis par les voies régulières, au cours des 12 prochains mois. D’où viendront-ils ? Comment les choisira-t-on ?

Le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté, Sean Fraser, n’avait pas de réponses à offrir, lundi. « Évidemment, je pense à Haïti, pas juste en raison de la situation là-bas, mais aussi à cause des liens étroits qui unissent le peuple haïtien aux communautés canadiennes », a-t-il dit en point de presse à Toronto.

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté, Sean Fraser

Il n’a pas voulu dire si les États-Unis avaient demandé davantage au Canada en contrepartie des 15 000 personnes qui seront admises ici – en 2022 seulement, près de 40 000 migrants ont emprunté le chemin Roxham, et plus de deux millions de migrants ont franchi la frontière entre les États-Unis et le Mexique.

« On n’a jamais voulu approcher ça sous l’angle de l’échange d’une personne contre une autre. C’est difficile pour moi d’imaginer que ce concept soit un motif pour entamer des négociations bilatérales », a fait valoir le ministre, après avoir annoncé un projet sur l’embauche de réfugiés et autres personnes déplacées qualifiées.

Peu d’interceptions

Pour les autorités chargées d’appliquer l’Entente entre les points d'entrée officiels, l’heure n’est bien entendu pas encore aux bilans approfondis. Celui de la fin de semaine a toutefois été communiqué à La Presse par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC).

« Selon les données préliminaires, depuis le 25 mars à 00 h 01 HAE jusqu’à minuit le 26 mars, 16 demandes ont été traitées ; 9 demandeurs d’asile ont été renvoyés aux États-Unis […] et 7 ont été jugés admissibles à poursuivre leur demande de protection au Canada », a écrit Guillaume Bérubé, porte-parole à l’ASFC.

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Sur le chemin Roxham, du côté américain, au lendemain de sa fermeture

La Gendarmerie royale du Canada a refusé de se prononcer sur les impacts de la version revue de l’accord, en particulier l’application de la disposition voulant que les personnes interceptées dans les 14 jours après avoir franchi la frontière soient ensuite refoulées.

« Nous déployons nos ressources aux frontières dans les régions qui sont les plus à risque entre les points d’entrée. C’est dans la nature de notre travail policier d’adapter nos interventions et nos ressources », a déclaré une porte-parole, Tasha Adams.

À ce sujet, le premier ministre Justin Trudeau n’a pas offert beaucoup plus de détails.

« Le système qu’on avait mis à Roxham, c’était pour faire l’analyse de gens pour qu’ils puissent rester. Maintenant, on ne va pas avoir à faire le même niveau de processus », a-t-il argué lors d’une brève mêlée de presse avant de s’engouffrer en Chambre.

« Mur invisible »

Là, pendant la période des questions, la néo-démocrate Jenny Kwan est tombée à bras raccourcis sur le gouvernement Trudeau.

« Les libéraux ont secrètement négocié une entente pour fermer toute la frontière canado-américaine avec un mur invisible. […] Pourquoi les libéraux prennent-ils leur inspiration du livre de [Donald] Trump ? », s’est-elle insurgée.

Après elle, le bloquiste Alexis Brunelle-Duceppe s’est demandé ce qu’il adviendrait du contrat sans appel d’offres consenti pour une décennie à un homme d’affaires proche du Parti libéral, Pierre Guay, aux abords du chemin Roxham⁠1.

À ses interlocuteurs, Marie-France Lalonde, la secrétaire parlementaire du ministre Fraser, a répondu qu’il s’agissait d’une « victoire majeure », d’une « excellente nouvelle », et que le système de migration serait maintenant empreint de « compassion » et de « bienveillance ».

Et la Cour suprême ?

Le pacte bilatéral a été renégocié alors qu’il est à l’étude devant la Cour suprême du Canada. L’audience devant le plus haut tribunal au pays a eu lieu en octobre dernier⁠2, et le verdict devrait ainsi tomber dans les prochaines semaines.

« Bien que nous ne puissions pas émettre d’hypothèses sur ce que pourrait être le jugement, nous élaborons des plans d’urgence pour tout scénario potentiel », a indiqué dans un courriel un porte-parole du ministère de l’Immigration, Rémi Larivière.

1. Lisez l’article « Terrains loués près du chemin Roxham : Ottawa refuse de révéler la valeur des contrats accordés à un donateur libéral » 2. Lisez l’article « Passages irréguliers de migrants : ultime tentative pour faire annuler l’Entente sur les tiers pays sûrs »