(Ottawa) Craignant que le chaos qui sévit en Haïti depuis des mois ne transforme ce pays en État en voie de déliquescence susceptible de tomber sous l’emprise d’un régime étranger autoritaire, le premier ministre Justin Trudeau proposera au président américain Joe Biden un plan d’urgence pour accélérer la formation des policiers haïtiens.

Le Canada compte finalement mettre 100 millions de dollars sur la table dans le cadre de ce plan visant à augmenter l’aide humanitaire, à renforcer la gouvernance en Haïti, à former des agents de la Police nationale d’Haïti (PNH) et à améliorer leurs conditions salariales. En début de semaine, des sources évoquaient en coulisses une aide de 250 millions de dollars.

Mais le cabinet a décidé de revoir à la baisse l’ampleur de l’aide financière avant la visite du président Biden. La ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, et son collègue de la Sécurité publique, Marco Mendicno, avaient soumis au cabinet un plan doté d’une somme de 250 millions, estimant qu’il s’agissait d’un effort financier minimal pour jeter les bases d’un retour à la normale.

Pour le moment, le gouvernement Trudeau écarte toujours l’idée que le Canada prenne la tête d’une force multinationale composée de quelque 4000 militaires, comme le réclament les États-Unis depuis des semaines.

À Ottawa, les officiers supérieurs des Forces armées canadiennes (FAC) s’opposent carrément au déploiement de soldats canadiens en Haïti, selon nos informations. Ils craignent comme la peste que des militaires canadiens ne soient la cible d’attaques de la part de jeunes Haïtiens membres de gangs de rue. Une telle situation pourrait devenir explosive en cas de bavure de militaires qui riposteraient aux tirs de jeunes et feraient des morts.

« Un enjeu de sécurité dans notre propre hémisphère »

« Ils vont se faire tirer dessus ! Pensez-vous que ça va passer le test de l’opinion publique si, un matin, il y a trois policiers canadiens qui meurent dans une embuscade ? Le lendemain matin, on va demander de rapatrier les troupes au Canada », assure lui aussi Gilles Rivard, ancien ambassadeur du Canada à Port-au-Prince.

À cela s’ajoute le fait que les FAC ne disposent pas de suffisamment de ressources pour ajouter une mission à celles qui sont déjà en cours, a sans détour admis le chef d’état-major de la Défense, Wayne Eyre. « Ma préoccupation, c’est la capacité, simplement », a-t-il affirmé en entrevue avec l’agence Reuters, il y a deux semaines.

Le Canada consulte par ailleurs d’autres pays membres de l’Organisation internationale de la Francophonie, notamment le Rwanda, qui pourraient contribuer à la formation des agents de la PNH.

« Haïti est en voie de devenir un État défaillant [en voie de déliquescence]. Cela crée une crise migratoire qui a des impacts aux États-Unis, mais aussi au Canada. Le risque est que le pays devienne très vulnérable au contrôle d’acteurs étrangers ou de pays étrangers. C’est donc un enjeu de sécurité dans notre propre hémisphère », a exposé une source gouvernementale qui a requis l’anonymat parce qu’elle n’était pas autorisée à parler publiquement de ce dossier.

La clé : renforcer la Police nationale d’Haïti

Il y a fort à parier que le président Biden tentera, de nouveau, de persuader son hôte Justin Trudeau de mener une force d’intervention pour stabiliser le pays – ce à quoi le premier ministre doit continuer de résister, insiste Gilles Rivard.

Ce qu’il faut, c’est renforcer la PNH. Ce n’est pas durable de payer le salaire des policiers haïtiens, sauf que si on n’a pas le choix de le faire pendant trois ans, il va peut-être falloir le faire. Ça prend des gens formés, équipés.

Gilles Rivard, ancien ambassadeur du Canada à Port-au-Prince

« Ça ne donnera pas des résultats spectaculaires au départ, mais au moins, ça va permettre de peut-être changer la situation », conclut M. Rivard, qui a été en poste à Port-au-Prince de 2008 à 2010.

Journaliste indépendant en Haïti, Harold Isaac partage cette analyse. « La police a besoin d’un boost de moral. Ils ont besoin de savoir qu’ils sont appuyés. Ça prend de meilleurs salaires, de l’équipement, des armes », lance-t-il dans une conversation téléphonique sur WhatsApp.

Il note au passage que la population haïtienne se demande pourquoi le premier ministre Justin Trudeau et la ministre Mélanie Joly n’ont pas mis les pieds sur l’île. « Les gens à qui je parle me disent : « Ils sont allés en Ukraine, pourquoi ne pas venir ici ? » La moindre des choses, ce serait de venir ici », explique celui qui a vécu à Montréal pendant plusieurs années.

Force multinationale

Avant l’arrivée du président Biden, jeudi soir, le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken, a affirmé que la communauté internationale continuait d’étudier la possibilité d’envoyer une force en Haïti. « Il y a des discussions aux Nations unies sur une sorte de force multinationale, une discussion à laquelle nous participons activement », a affirmé M. Blinken devant la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants.

L’idée d’une force multinationale de police ou de sécurité pour aider Haïti, ravagé par une crise politique, sécuritaire et économique, est en discussion depuis des mois, mais n’a pas encore abouti. Elle avait été évoquée dès l’automne dernier, avec, à l’époque, un caractère d’urgence. Les États-Unis ont indiqué être prêts à soutenir une telle force, mais pas à la diriger.

L’envoi d’une force étrangère réveille des souvenirs douloureux chez les Haïtiens. Le pays a déjà reçu des troupes américaines, françaises ou canadiennes, et des missions onusiennes, dont l’une a apporté le choléra, provoquant une épidémie qui a fait plus de 10 000 morts.

Avec l’Agence France-Presse

En savoir plus
  • 4,9 millions
    Près de la moitié de la population haïtienne, soit 4,9 millions de personnes, peine à se nourrir en raison de la crise.
    Source : Programme alimentaire mondial