(Ottawa) À l’été 2021, alors que la pandémie de COVID-19 était toujours dans le décor, la députée libérale Emmanuella Lambropoulos a passé un mois et demi en Grèce. Elle y est retournée au moins deux fois en 2022, y compris plusieurs semaines pendant la saison estivale. Ses absences prolongées et ses déclarations discutables ne passent pas inaperçues à Saint-Laurent, où des membres de sa famille ont la mainmise sur l’association de circonscription libérale.

Rectificatif
Dans sa liste des déplacements parrainés des élus fédéraux pour 2021, le Commissariat aux conflits d’intérêts et à l’éthique indiquait que la députée libérale Emmanuella Lambropoulos avait séjourné en Grèce du 9 juillet au 23 août. Le voyage de celle-ci s’est plutôt déroulé du 9 juillet au 2 août. « Une erreur s’est glissée », a reconnu l’agent du Parlement, jeudi. Avant la parution de l'article, La Presse avait tenté de joindre l’élue à plusieurs reprises. Elle n’avait pas donné suite à nos appels et nos courriels.

La jeune élue, qui a fait la manchette il y a un peu plus d’une semaine en raison de ses propos trompeurs au sujet de la loi 96, a déclaré au Commissariat aux conflits d’intérêts et à l’éthique qu’elle avait séjourné en Grèce du 9 juillet au 2 août 2021.

Son billet à destination d’Athènes, au coût de 1500 $, a été payé par l’Union mondiale interparlementaire de l’hellénisme, qui a aussi assumé la facture de 750 $ pour cinq nuitées à l’hôtel, dans le cadre de ce voyage parrainé que la députée a déclaré au gardien de l’éthique à Ottawa.

Les voyages parrainés sont « les déplacements dont les coûts dépassent 200 $ et qui ne sont pas entièrement pris en charge par le Trésor, par le député ou son parti, ou encore par une association parlementaire reconnue par la Chambre des communes », lit-on sur le site du Commissariat aux conflits d’intérêts et à l’éthique.

Il est rare que ces séjours dépassent une semaine et que des députés profitent de leur déplacement payé pour y greffer des semaines de vacances personnelles.

Emmanuella Lambropoulos a de nouveau foulé la terre de ses ancêtres au moins deux fois en 2022, si l’on se fie à ses publications sur Facebook. D’après nos informations, elle y aurait passé plusieurs semaines pendant l’été, et ne serait pas revenue à temps pour la réunion du caucus québécois à Percé, fin août.

Il n’a pas été possible d’obtenir plus de détails sur ces déplacements sur le sol grec : le rapport annuel des déplacements parrainés n’a pas été publié, et le Commissariat aux conflits d’intérêts et à l’éthique n’a pas voulu fournir de renseignements sur le cas de Mme Lambropoulos.

Le bureau de l’élue montréalaise n’a pas répondu aux questions de La Presse au sujet de ses allées et venues des deux côtés de l’Atlantique pour l’année passée. Avant 2021 – et la pandémie –, elle avait effectué deux voyages parrainés : du 13 juillet au 2 août 2017, et du 2 au 6 juillet 2018.

« J’ai rarement vu ça »

S’il se montre magnanime envers la députée de 32 ans, « qui a fait un effort entre 2017 et 2023 » et qui « a une plus grande présence que dans les années antérieures », le maire d’arrondissement de Saint-Laurent, Alan DeSousa, convient que ses absences prolongées sont hors norme.

« J’ai rarement vu ça, en effet », laisse-t-il tomber en entrevue.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, ARCHIVES LA PRESSE

Alan DeSousa, maire d’arrondissement de Saint-Laurent

« Il faut se ressourcer de temps en temps, mais de longues périodes comme ça, c’est rare, parce que la nature de nos obligations, au municipal, au provincial ou au fédéral, nécessite un contact avec notre communauté, une présence sur le terrain », ajoute l’édile municipal, que le Parti libéral du Canada avait écarté de la course à l’investiture dans Saint-Laurent avant l’élection partielle remportée par Mme Lambropoulos, en 2017.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Yolande James, Emmanuella Lambropoulos et Marwah Rizky, lors de l’investiture libérale dans la circonscription
de Saint-Laurent, en mars 2017

Ancienne députée libérale et néo-démocrate, Françoise Boivin juge que l’élue de Saint-Laurent n’aurait pu partir sans la permission du bureau du whip en chef du gouvernement, préfet de discipline du caucus, celui-ci devant savoir où sont les députés « à tout moment, au cas où il y aurait un comité qui se réunirait d’urgence pendant l’été ».

Dans son ancienne vie, celle qui porte désormais les habits d’analyste politique « n’aurait pas voulu prendre ce type de vacances-là pendant l’été, parce que c’est là où il y a les tournées de BBQ, les parties de pétanque, etc. », et que donc, « être absent pendant un mois et demi sur environ deux mois d’été, c’est un peu fort ». Il n’existe pas, cela dit, de règle qui empêche un élu de prendre de longues vacances, souligne-t-elle.

Ce n’est pas comme à la petite école ou dans un bureau, c’est plus tes commettants qui vont se poser des questions sur ta présence.

Françoise Boivin, ancienne députée libérale et néo-démocrate

Le whip en chef du gouvernement, Steven MacKinnon, n’a pas donné suite à nos demandes d’entrevue.

« On se sent pris en otage »

L’éthique de travail de Mme Lambropoulos fait sourciller dans son propre camp, en coulisses, et ce, depuis un bon moment. On lui attribue un manque de rigueur, de même que des sorties publiques brouillonnes, voire mensongères.

Des militants libéraux de longue date dans Saint-Laurent tirent des conclusions similaires.

« On se sent pris en otage », déplore une personne qui est impliquée depuis des années dans la vie politique de ce château fort multiethnique libéral, qui a demandé que l’on taise son nom pour des raisons professionnelles parce que son emploi ne l’autorise pas à faire des déclarations publiques.

Association noyautée

Il est difficile d’imaginer que l’élue se fasse taper sur les doigts par l’association de circonscription libérale présidée par son père, Athanasios Lambropoulos, où sa mère, Matina Aerikos, est administratrice, et où le rôle de présidente des politiques est occupé par sa tante, Marie Tsagaropoulos.

Une tante qui est également l’agente de voyages vers qui la députée se tourne lorsqu’elle veut se procurer ses billets d’avion, comme en témoigne la déclaration publique de son séjour de six semaines en Grèce à l’été 2021.

Déjà, en 2018, l’emprise de la famille Lambropoulos faisait grincer des dents.

« Vous n’avez assuré aucune indépendance à votre association, vos parents et votre tante ont joint l’exécutif. C’est dommage que des personnes bien intentionnées se soient senties mises de côté », avaient écrit à l’élue quatre ex-présidents d’association, Henri Paul Labelle, Thomas Welt, Constantin Nedea et Jehú Hernández.

Ils enjoignaient Emmanuella Lambropoulos de demander aux membres de sa famille de tirer leur révérence. « Vous qui avez tant dénoncé votre propre investiture, en disant que vous affrontiez le choix du parti, que faites-vous aujourd’hui ? Nous sommes là pour servir », plaidaient-ils.

Les parents et la tante de la députée sont toujours en poste.

Son père brigue à nouveau la présidence ; un vote devait se tenir mercredi soir en assemblée générale.

Des propos controversés

Si Emmanuella Lambropoulos est réapparue sur l’écran radar politique à Ottawa il y a deux semaines, c’est en raison d’une nouvelle déclaration controversée de son cru. Revoici cette dernière, ainsi que trois autres commentaires qui ont fait sourciller.

La loi 96

« Ma coiffeuse, qui vit dans ma circonscription, m’a appelée pour me dire qu’elle avait récemment dû accompagner sa grand-mère chez sa médecin, parce que lors de son dernier rendez-vous, on avait refusé de la servir en anglais. Cette médecin s’adressait à elle en anglais avant l’adoption du projet de loi 96, mais elle ne le fait plus, car elle craint de faire l’objet d’une plainte si elle emploie une autre langue que le français dans le cadre de son travail. »

« Cette aînée a la chance de pouvoir compter sur une petite-fille qui comprend le français et qui peut l’accompagner à ses rendez-vous médicaux, mais il y a dans ma circonscription des centaines, voire des milliers d’aînés qui ne sont peut-être pas aussi chanceux et qui sont peut-être privés des services de santé de base auxquels ils devraient avoir accès. »

– 3 février 2023, Comité permanent des langues officielles

Note : la loi 96 prévoit qu’un professionnel de la santé « ne peut, dans l’exercice de ses activités professionnelles, refuser de fournir une prestation pour le seul motif qu’on lui demande d’utiliser la langue officielle dans l’exécution de cette prestation ».

La langue

« Nous entendons – je ne veux pas qualifier cela de mythe ; je vais laisser le bénéfice du doute –, nous entendons que la langue française est en déclin au Québec. J’ai entendu cela à plusieurs reprises. J’ai besoin de le voir pour le croire. À votre avis, est-ce à cause de la situation en milieu de travail ou d’autres choses, comme les loisirs, peut-être, ou l’aspect social ? À quoi attribuez-vous ce déclin du français au Québec, exactement ? »

– 13 novembre 2020, Comité permanent des langues officielles

Note : en prononçant le mot « déclin », Mme Lambropoulos fait le geste de tracer des guillemets à l’aide de ses doigts (air quotes).

La Turquie « ennemie »

« En tant que Grecque, je sais comment on se sent lorsqu’on est assis ici et qu’on est sans espoir devant des ennemis qui sont plus forts et plus gros et plus intimidants. »

– Novembre 2020, lors d’un rassemblement en soutien à la communauté arménienne en marge du conflit au Haut-Karabakh, région majoritairement peuplée d’Arméniens mais revendiquée par l’Azerbaïdjan avec la collaboration de la Turquie1

La crainte de l’expulsion

« Le gouvernement conservateur […] a eu tellement un horrible [bilan en immigration], je connais des personnes qui se sont présentées comme candidats en 2015 parce qu’ils avaient peur qu’ils allaient être déportés. »

– 14 octobre 2019, lors d’un débat électoral organisé par le regroupement Marocains du Canada

Note : Selon la Loi électorale du Canada, il faut être citoyen canadien pour se porter candidat à un scrutin fédéral.