En rencontre éditoriale avec La Presse, la ministre Mélanie Joly explique que la stratégie indopacifique du Canada a été construite en ayant la Chine en tête.

(Ottawa) Quelque 2,2 milliards sur cinq ans, dont la moitié servira à concurrencer les « nouvelles routes de la soie » de la Chine et à « envoyer un message » à Pékin avec une présence militaire accrue dans la région : la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, abat ce dimanche à Vancouver les cartes du Canada pour la région indopacifique.

Lorsqu’elle a reçu la première mouture de la stratégie au printemps, la Chine n’en faisait pas partie. Aussi la diplomate en chef du Canada a-t-elle renvoyé ses fonctionnaires à la table à dessin. « Je n’étais pas satisfaite ; j’ai dit : “On recommence.” L’approche sur la Chine n’était pas celle qu’on présente aujourd’hui », explique-t-elle.

« La plupart des stratégies indopacifiques de nos alliés n’incluent pas la Chine. Moi, j’ai décidé de faire ça en une stratégie, parce qu’on ne peut pas parler de l’Indo-Pacifique sans parler de la Chine », poursuit-elle.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que le géant chinois est omniprésent dans la version définitive du plan décennal dont la ministre Joly a discuté en rencontre éditoriale avec La Presse.

Le mot Chine apparaît 56 fois dans le document qui tient sur 30 pages, accolé à des termes tels « arrogance », « perturbatrice » et « coercition ».

« Il y a un problème fondamental avec le fait que la Chine, actuellement, ne respecte pas les normes internationales et tente de les modifier ou de les interpréter à son propre bénéfice », insiste-t-elle, disant avoir évoqué le « cadre de réengagement » du Canada dans ses récents échanges avec son homologue chinois, Wang Yi.

« Il n’est pas nécessairement d’accord, mais je lui ai dit qu’au moins, c’est transparent », affirme-t-elle. Car le Canada a des intérêts nationaux à défendre, et « on ne laissera pas la Chine nous faire la morale », tranche la ministre. En même temps, « on va utiliser la diplomatie, comme on le fait pour [l’organisation] de la COP15 », illustre-t-elle.

Infrastructure et armée

Ottawa injectera de l’argent — 750 millions — pour financer des projets d’infrastructure et offrir « des options alternatives aux économies en développement », lit-on dans le plan du gouvernement. Là encore, Pékin est en filigrane : l’investissement s’inscrit dans le cadre d’un programme du G7 créé en réaction à la « Belt and Road Initiative ».

« C’est exactement ce dont la région a besoin. L’Indonésie, par exemple, a besoin de murs de soutènement pour gérer la hausse du niveau de la mer. Souvent, [les États] n’ont pas accès à du capital. Quand ils n’y ont pas accès, ils vont vers d’autres pays, et là, il y a des conditions qui viennent avec et qui sont problématiques », argue la ministre.

Le Canada déploiera aussi du muscle. Une frégate canadienne se joindra éventuellement aux deux qui patrouillent déjà dans les eaux de la région, dont celles du détroit de Taiwan et des mers de Chine, et des attachés militaires et forces de renseignement se grefferont aux réseaux diplomatiques. Coût : près de 500 millions.

« C’est sûr que c’est un message qu’on envoie », convient Mme Joly en parlant de ce pan de la stratégie.

Une démonstration du fait que les pays occidentaux restent aux aguets concernant le sort de Taiwan — « La Chine regarde ce qu’on fait avec l’Ukraine et voit à quel point on est unis » — et une illustration de l’importance aux yeux du Canada « de protéger notre voisinage », précise-t-elle.

Une nécessaire diversification

S’il a renoncé à l’idée qu’il caressait à son arrivée au pouvoir de négocier un traité de libre-échange avec la Chine, comme le confirme la ministre, le gouvernement Trudeau ne va pas jusqu’à déconseiller au secteur privé de retirer ses billes.

« Mon boulot, c’est d’expliquer quel est le risque. Je le dis, il y a un risque géopolitique à faire des affaires en Chine. Après, à eux de prendre leurs décisions. Nous, on les aide à mitiger les risques. Comment ? Par une stratégie de diversification », affirme la ministre.

Ainsi, le Canada, qui est déjà signataire de l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste, veut ajouter à son chapelet d’ententes commerciales des pactes avec l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE), l’Indonésie et l’Inde.

« Je pense qu’on a une bonne relation avec l’Inde… qui doit toujours être travaillée », dit la ministre lorsqu’on fait état de la tiédeur de la relation entre New Delhi et Ottawa, que la visite officielle de Justin Trudeau en 2018 avait échoué à arranger.

L’Inde, qui tiendra les rênes du G20 l’an prochain, est incontournable dans la stratégie indopacifique, d’autant qu’elle est appelée à devenir la nation la plus populeuse sur la planète d’ici 2030.

Dans le virage de Mélanie Joly, le Pacifique Nord l’est tout autant : « On devrait être aussi proches du Japon et de la Corée du Sud que de l’Allemagne, de la France ou de la Grande-Bretagne. Ce sont des démocraties fortes avec des valeurs communes. »

Le document que dévoile officiellement ce dimanche la ministre était attendu depuis un bon moment par les partis de l’opposition à Ottawa et de nombreux spécialistes en matière d’affaires étrangères.

En savoir plus
  • 40
    Nombre de pays et économies qui sont englobés par la stratégie indopacifique du Canada
    Source : GOUVERNEMENT DU CANADA
    50 %
    Proportion projetée du PIB mondial de l’Indo-Pacifique pour 2040
    Source : GOUVERNEMENT DU CANADA