(Ottawa) L’onde de choc causée par la fuite d’un document de la Cour suprême américaine sur le droit à l’avortement se fait ressentir jusqu’au Canada. Tandis que libéraux, bloquistes et néo-démocrates disent craindre que la décision Roe c. Wade soit renversée, les conservateurs se retrouvent avec un enjeu délicat à gérer, en plein milieu d’une course à la direction.

Une majorité de juges a vraisemblablement l’intention de renverser la décision Roe c. Wade, qui protège le droit à l’avortement au sud de la frontière depuis 1973, selon ce qu’a rapporté lundi soir le site Politico. Le média d’information a obtenu l’ébauche d’un projet de décision dont l’authenticité a été confirmée par le juge en chef du tribunal, John Roberts.

L’enjeu a rebondi à la Chambre des communes, mardi. La vice-première ministre du Canada, Chrystia Freeland, s’est dite « choquée » et « troublée » d’avoir appris ces informations en réponse à une question de la députée bloquiste Christine Normandin, qui lui demandait de lui garantir que le droit demeurera protégé au Canada.

La leader adjointe du Bloc québécois, Christine Normandin, n’a pas eu le temps de terminer la lecture de sa motion pour réitérer « que le corps de la femme n’appartient qu’à elle seule et reconnaisse son libre choix en matière d’avortement » que des « non » se faisaient déjà entendre sur les banquettes conservatrices. La motion a donc été rejetée.

« Il est important de se rappeler que ce droit-là n’est jamais acquis », a-t-elle dit pour expliquer sa motion.

Tous les députés avaient applaudi une motion similaire en 2019 à l’exception des conservateurs qui étaient restés de marbre. La Cour suprême du Canada a décriminalisé le droit à l’avortement en 1988.

Le ministre de la Justice, David Lametti, s’est dit ouvert à une éventuelle législation pour le protéger davantage. « C’est encadré dans l’article 7 de la Charte [canadienne des droits et libertés], mais on peut toujours réfléchir sur d’autres possibilités pour mieux l’encadrer », a-t-il affirmé en mêlée de presse.

« C’est exactement le jeu des conservateurs », a réagi Christine Normandin. Pour elle, toute législation, même bien intentionnée, risquerait d’avoir des effets pervers.

Si on tente de légiférer l’avortement, c’est à ce moment-là qu’on ouvre des brèches, on ouvre la porte et on peut s’attendre à ce qu’il y ait législation par-dessus législation et qu’on restreigne de plus en plus le droit à l’avortement.

Christine Normandin, leader adjointe du Bloc québécois

La journée à Ottawa avait commencé par une autre fuite – celle d’un courriel envoyé aux députés et aux sénateurs du caucus conservateur par l’équipe des communications. « Les conservateurs ne commenteront pas la fuite de l’avant-projet d’une décision par la Cour suprême des États-Unis », lit-on dans ce message qui a été envoyé en matinée.

Mais des langues se sont finalement déliées au courant de la journée.

« Il serait inapproprié de commenter les affaires dont les tribunaux américains sont saisis, a finalement justifié la cheffe intérimaire du Parti conservateur du Canada, Candice Bergen, dans une déclaration écrite. C’est pourquoi les conservateurs ne feront pas de commentaires sur la fuite de l’opinion de la Cour suprême des États-Unis. »

Elle a rappelé que la position de son parti demeure la même qu’à l’époque du gouvernement de Stephen Harper. « L’accès à l’avortement n’a pas été restreint sous le premier ministre Stephen Harper, et le Parti conservateur ne présentera pas de projet de loi et ne rouvrira pas le débat sur l’avortement. »

« Ce qui se passe aux États-Unis se passe aux États-Unis, a commenté le député Gérard Deltell à son arrivée au parlement. […] C’est un enjeu qui a été réglé depuis [des décennies] au Canada et c’est tant mieux ainsi. »

« Ma position a toujours été claire, a indiqué son collègue Alain Rayes sur Twitter. Ce qui se passe aux États-Unis est préoccupant. Je me tiendrai toujours debout pour mes deux filles et toutes les femmes. »

La question de l’avortement divise les conservateurs depuis longtemps. Des six candidats qui briguent la direction du parti, seule Leslyn Lewis est opposée à l’avortement.

PHOTO FRANK GUNN, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Leslyn Lewis

Elle bénéficie d’ailleurs de l’appui enthousiaste de la Campaign Life Coalition, qui lui donne un « A » pour la course à la chefferie.

« S’oppose à tous les avortements. Croit au caractère sacré de la vie humaine, de la conception à la mort naturelle, sans exception. Franche et déterminée sur les enjeux [antiavortement] », est-il écrit dans le bulletin publié sur le site web de l’organisation.

L’équipe de la campagne de Mme Lewis a signifié dans un courriel à La Presse que celle-ci « ne fera pas de commentaires au sujet de la fuite de documents de la Cour suprême des États-Unis, puisque ce n’est pas une décision finale ».

Lors de la dernière course à la direction conservatrice, Leslyn Lewis, relativement inconnue, a causé la surprise en arrivant en troisième position. La redistribution de ses appuis a contribué à la victoire d’Erin O’Toole.

« Qui ne dit mot consent »

La ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, a vite dénoncé l’omerta conservatrice. « Je pense que clairement, le silence parle de lui-même. Qui ne dit mot consent », a-t-elle laissé tomber en mêlée de presse avant la période des questions.

Elle a soutenu que dans le camp conservateur, le débat sur le droit à l’avortement n’est jamais clos, y allant d’un commentaire susceptible de semer la bisbille dans la course à la direction du Parti conservateur du Canada pour illustrer son propos.

« Au moment où on se parle, il y a une course à la chefferie, et les candidats tentent tous de courtiser le vote anti-choix. Et donc, nous devons nous assurer que le débat [sur l’avortement] ne soit pas rouvert », a-t-elle affirmé dans le foyer de la Chambre des communes.

Avant elle, au même micro, l’ancienne ministre de la Santé et de la Condition féminine, Patty Hajdu, a déclaré qu’elle avait été catastrophée de prendre connaissance de la fuite lundi soir. « Je me suis levée ce matin très préoccupée, mais déterminée à continuer le combat », a-t-elle insisté.

Sans nommer ses adversaires, le premier ministre Justin Trudeau a pour sa part réaffirmé que l’avortement était un droit au Canada.

« Le droit de choisir est un droit de la femme, point final, a-t-il écrit. Chaque femme au Canada a droit à un avortement sécuritaire et légal. Nous ne cesserons jamais de protéger et de promouvoir les droits des femmes au Canada et dans le monde », a-t-il écrit sur Twitter.

Brown et Charest se disent pro-choix

Deux candidats à la direction conservatrice ont cependant rapidement clarifié leur position.

« Je suis pro-choix, a rappelé Jean Charest dans une déclaration écrite. Bien que je respecte les droits démocratiques des députés de présenter des projets de loi d’initiative personnelle sur des questions de conscience, un gouvernement sous mon leadership ne présentera ni n’appuiera jamais une législation sur les droits reproductifs. »

« L’avortement au Canada devrait être sécuritaire, légal et à mon avis rare, a indiqué Patrick Brown. C’est pourquoi mon gouvernement soutiendrait les femmes et les familles avec des politiques encourageant d’autres options comme l’adoption et une augmentation de l’aide parentale. »

« C’est pourquoi il est important d’être clair, a-t-il ajouté. Un Parti conservateur sous ma gouverne ne changerait pas la législation canadienne concernant l’avortement. Point. »

Il a dit craindre que les libéraux et les néo-démocrates utilisent cet enjeu pour diaboliser les conservateurs.

Dans le camp de Pierre Poilievre, on n’a pas fourni de réaction.

Un jugement de la Cour suprême des États-Unis pour enlever le droit à l’avortement pourrait galvaniser les groupes contre cette procédure médicale qui gravitent autour du Parti conservateur. « Il y a 13 députés dans cette chambre qui soutiennent des organisations antiavortement », a rappelé la députée néo-démocrate Heather McPherson.

« La connexion entre la droite américaine et la droite canadienne est très forte, a souligné à son tour son collègue Charlie Angus. Le Canada doit envoyer un message clair que nous allons défendre le droit des femmes de disposer de leur corps. »

Malgré tout, le chef du Nouveau Parti démocratique, Jagmeet Singh, ne craint pas les répercussions au Canada. « Oui, c’est vrai que les décisions aux États-Unis peuvent encourager les gens au Canada, mais ce n’est pas une majorité, a-t-il dit. C’est clair qu’au Canada, le droit est fort, la grande majorité des Canadiens et Canadiennes appuient ce droit, donc c’est vraiment clair que le droit est protégé. »

L’accès à l’avortement reste toutefois difficile dans certaines parties du pays. « Il faut demeurer vigilant », a-t-il ajouté. Il estime que le gouvernement fédéral pourrait utiliser la Loi canadienne sur la santé pour financer ce service dans les provinces où il demeure peu accessible.

Avec Joël-Denis Bellavance, La Presse