Il se passe quelque chose, avec la campagne à la direction de Pierre Poilievre. Le politicien remplit des salles aux quatre coins du pays. On fait la queue pour se faire photographier à son côté ou avec sa femme, Anaida. Sur les réseaux sociaux, ses messages cartonnent. Après deux courses à la direction conservatrice soporifiques, celle de 2022 est nettement plus électrisante. Et c’est en grande partie en raison de la présence de Pierre Poilievre. Portrait d’un homme qui ne laisse personne indifférent.

(Ottawa) Déjà maître ès provocation, virtuose de la phrase assassine, chantre des politiques libertariennes, il veut devenir roi du bitcoin, dompteur de l’inflation galopante, fossoyeur de la CBC – et, accessoirement, premier ministre du Canada. Pierre Poilievre fait le pari que les Canadiens le suivront et que, assoiffés de liberté, ils briseront leurs chaînes libérales au prochain scrutin fédéral.

« Mon mari est un grand homme de principe, de convictions, un grand batailleur, qui est prêt à se battre pour nous. Donc, mesdames et messieurs, sans plus tarder, mon mari, notre batailleur, l’homme de la situation : Pierre Poilievre ! », lance Anaida Poilievre en guise d’introduction au discours du candidat à la direction du Parti conservateur du Canada, mardi dernier, dans un rassemblement partisan à Gatineau.

Cette allocution, où il a réitéré son intention de faire du Canada le « pays le plus libre du monde » tout en se proclamant « candidat antiwoke », le député de Carleton l’a livrée quasi entièrement en français. Si l’élu de 42 ans maîtrise aussi bien la langue de Molière, c’est parce que son père adoptif est un francophone de la Saskatchewan.

Donald Poilievre – sans accent grave – et sa femme Marlene adoptent le petit Pierre à la naissance, en 1979. La mère biologique du poupon, âgée de 16 ans, vient de perdre sa propre mère. Le couple Poilievre, deux enseignants, élève Pierre à Calgary, en Alberta. Son fils se prend précocement d’une passion dévorante pour la politique et le conservatisme.

À 16 ans, il vend des cartes de membre du Parti réformiste pour Jason Kenney. Pendant sa deuxième année d’études à l’Université de Calgary, il remporte un prix de 10 000 $ à un concours d’essais sur le thème « Si j’étais premier ministre, je ferais… ».

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Pierre Poilievre et sa femme, Anaida, lors d’un rassemblement partisan à Gatineau, le 26 avril dernier

Et avant de mettre le cap sur Ottawa, toujours dans la jeune vingtaine, il s’implique au sein d’un mouvement visant à convaincre Stockwell Day de se porter candidat dans la course à la direction de l’Alliance canadienne.

« Je suis pas mal convaincue qu’il a l’ambition de briguer le gros job dans 10 ans. Je n’en serais pas surprise une miette. » L’instinct maternel de Marlene Poilievre était juste. Elle a visé dans le mille en faisant cette prédiction à l’Ottawa Citizen sur son politicien de fils il y a de cela… 10 ans, en 2012.

Enfin, presque.

Car en 2020, Pierre Poilievre était sur le point de se lancer dans la course au leadership conservateur. Tout était en place. Mais à 24 heures d’avis, il a renoncé au projet, selon de nombreuses sources conservatrices.

La raison ?

Version officielle : sa jeune famille. En décembre 2019, quand Andrew Scheer a jeté l’éponge, sa fille Valentina avait à peine 1 an, et sa femme était enceinte de Cruz, qui est né en septembre 2021.

La famille est pourtant encore jeune, qu’est-ce qui a changé ?

Mystère.

L’équipe Poilievre n’a pas répondu aux demandes d’entrevue de La Presse dans les délais impartis.

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Pierre Poilievre salue des partisans lors d’un rassemblement au Hilton DoubleTree de Gatineau, le 26 avril dernier.

Pierre Poilievre, disons-le, ne porte pas exactement les médias dans son cœur. Il a passé les dernières années à se livrer à des attaques frontales contre leurs représentants, en particulier ceux de la Tribune de la presse parlementaire à Ottawa.

L’occupation du centre-ville battait toujours son plein, fin janvier, lorsqu’il a accusé les journalistes, pourtant déployés sur le terrain, de vouloir « réduire au silence » les manifestants.

Consultez sa publication Twitter (en anglais)

« Ce serait une grave erreur » de l’élire chef

Dans sa circonscription rurale et banlieusarde de Carleton, située à environ 20 minutes de la colline du Parlement, le sceau d’approbation au convoi qui a paralysé Ottawa a passé de travers chez certains.

« Ce qui me fait peur, c’est le trumpisme qu’on détecte quand on l’écoute parler. Qu’il offre des beignes et du café aux manifestants, ça m’a déplu », lâche Lorna, une dame d’un certain âge d’allégeance conservatrice qui sirote un café avec sa copine Elizabeth au Tim Hortons de Richmond.

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Rick Petite, rencontré à Richmond

Au volant de sa camionnette, après avoir commandé un « double double » au service à l’auto du même établissement, Rick Petite dit avoir lui aussi été refroidi.

« Il a tout gâché avec son appui au convoi. Je pense que je ne voterai plus jamais pour lui, et je suis conservateur. Selon moi, ce serait une grave erreur [de le choisir comme chef]. Beaucoup de conservateurs vous diraient la même chose », insiste celui qui travaille dans l’industrie du camionnage.

L’inquiétude est aussi réelle au sein de la députation conservatrice, confie un élu du parti qui a demandé l’anonymat afin de livrer le fond de sa pensée. « J’ai peur de ce qu’une victoire de Pierre Poilievre ferait au parti, et je ne suis pas le seul », dit-il.

En fait, ses préoccupations vont au-delà des considérations partisanes.

« Je m’inquiète de ce que ça aurait [comme impact] sur le débat démocratique au Canada. Les partisans de Pierre versent dans les extrêmes, et sa victoire viendrait amplifier leur voix », craint ce député. « Je suis le premier à laisser mon iPad de côté en Chambre quand il se lève pour poser une question. Je sais qu’il va donner un bon show ! Le problème, c’est le contenu », ajoute-t-il.

Le chef adjoint du Nouveau Parti démocratique Alexandre Boulerice, qui a été le vis-à-vis de Pierre Poilievre alors qu’il était dans l’opposition et que le conservateur, lui, était ministre de l’Emploi et du Développement social, fait écho à ces propos.

J’ai toujours eu de la misère avec le fait qu’il est capable de détourner les faits, la réalité, les statistiques. C’est difficile d’avoir un débat sensé contre quelqu’un qui est capable de détourner la réalité.

Alexandre Boulerice, chef adjoint du Nouveau Parti démocratique

Des propos incendiaires, le député élu pour la première fois à 25 ans en distribue à tout le monde : au fil des ans, il s’est attaqué à des institutions comme Élections Canada (ces jours-ci, c’est la Banque du Canada qui est dans sa ligne de mire), et les quolibets qu’il balance à l’intention de ses adversaires à la Chambre des communes ne restent pas consignés seulement dans le Hansard, le journal des débats.

Ils se propagent à la vitesse de l’éclair sur les réseaux sociaux.

L’embauche récente du stratège Jeff Ballingall, qui a été révélée jeudi par la CBC, devrait donner encore plus de visibilité aux formules-chocs de l’élu – la « Justinflation », c’est de lui. L’entreprise de ce tacticien qui a aussi travaillé pour Erin O’Toole est derrière les comptes Canada Proud et Ontario Proud, connus pour leurs messages anti-Trudeau.

Chose certaine, le style flamboyant et le ton cassant de Pierre Poilievre ne laissent personne indifférent.

« C’est un vrai pitbull. C’est hilarant de le voir aller en Chambre dans les extraits qui sont publiés sur Facebook », dit Jen Lavigne, copropriétaire avec son mari Rob de la boutique de chasse et pêche That Hunting Store, à Richmond.

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Jen Lavigne, copropriétaire de la boutique de chasse et pêche That Hunting Store, à Richmond

On lui tordait le bras pour qu’il se présente. On le suppliait à genoux de se présenter. Dieu merci, il a finalement décidé de se lancer.

Jen Lavigne, copropriétaire de la boutique de chasse et pêche That Hunting Store, à Richmond

Non loin de là, au Tony’s Chip Wagon, Jake Hamm partage son enthousiasme.

« Je suis un grand fan. Je suis un grand fan de sa façon de se comporter au Parlement. Il essaie de forcer le premier ministre à rendre des comptes sur des enjeux comme l’économie. Et j’aime vraiment son plan sur la cryptomonnaie », explique le jeune homme de 25 ans en attendant de cueillir sa poutine.

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Jake Hamm, rencontré à Richmond

Et ces comparaisons avec Donald Trump ?

« Il n’est absolument pas comme lui. J’étais aux États-Unis [pendant la campagne] en 2016, et ce n’est pas du tout la même chose », soutient-il.

Même son de cloche au 692 Coffee and Bar, à Manotick. « Dire ça, c’est de la paresse intellectuelle », clame un homme en attendant son café.

À sa droite, installée dans un fauteuil en face d’un foyer où crépite un feu, Emina Besic estime toutefois que le député local a semé la division pendant la présence du « convoi de la liberté ».

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Emina Besic, rencontrée dans un café de Manotick

« Il aurait dû dénoncer les éléments extrémistes qui faisaient partie du convoi, à mon avis. Il a contribué à la division en ne le faisant pas », lance la mère de famille.

Une bête de terrain

Le point commun entre tous les commettants croisés à Richmond et à Manotick plus tôt la semaine dernière, c’est qu’ils ont rencontré Pierre Poilievre au moins une fois.

« Il me semble que j’étais en train de laver ma voiture quand il est arrivé chez moi, donc je n’ai peut-être pas été très loquace », rigole Emina Besic en surveillant du coin de l’œil son jeune garçon.

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Pierre Poilievre parlant avec des partisans rassemblés à Gatineau, le 26 avril dernier

Élu sans interruption dans sa circonscription depuis près de 20 ans, il a crié victoire à sa première tentative, en 2004, défaisant le ministre libéral de la Défense sortant, David Pratt.

« Je me souviens encore très clairement de cette nuit glaciale à Ottawa où il m’a dit qu’il comptait briguer l’investiture conservatrice. Je pensais qu’il parlait d’une circonscription à Calgary, mais non, c’était à Ottawa », raconte Stockwell Day, dont Pierre Poilievre a été adjoint à Ottawa.

Et depuis, Pierre Poilievre est rompu à l’art du porte-à-porte.

Quand il préparait Stephen Harper pour les débats des chefs, le stratège Yan Plante se tournait parfois vers lui – pas uniquement dans l’espoir de soutirer à cet as de la joute oratoire des lignes d’attaque, mais aussi pour lui demander quels enjeux préoccupent le « vrai monde ».

Pierre est un des rares députés qui fait beaucoup de porte-à-porte à longueur d’année, pas seulement pendant les campagnes électorales. Il a le pouls de la population dans sa circonscription, bien au-delà de ce qui se dit dans les nouvelles, de ce qui se dit dans les sondages.

Yan Plante, stratège conservateur

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Pierre Poilievre

« Quand tu fais une campagne électorale, Pierre fait partie des candidats qui sont une mine d’or pour les gens [à la permanence du parti], enchaîne l’ancien chef de cabinet de Denis Lebel. Il y a beaucoup d’élus qui ne font pas ça, du porte-à-porte, ou qui se limitent à serrer la main des gens au Tim Hortons. Pierre, il cogne à la porte, et il jase pendant une demi-heure. »

Un « chic type » ou une « drôle de bibitte » ?

En privé, « quand tu es seul avec lui, c’est un chic type », plaide un autre ancien stratège conservateur, Marc-André Leclerc. « C’est un gars hyper intelligent. S’il est un candidat aussi important dans cette course, c’est parce qu’il a créé son personnage », dit l’ancien chef de cabinet de l’ex-chef Andrew Scheer, qui avait nommé Pierre Poilievre porte-parole en matière de finances.

Un avis que partage plus ou moins le député conservateur anonyme qui s’est confié à La Presse. « Pierre, c’est un électron libre. Il n’est pas un joueur d’équipe. Il ne participe pas à la préparation des périodes de questions. Il entre, il sort, il fait ce qu’il veut. Il est très spécial. C’est une drôle de bibitte », détaille cette personne.

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Des partisans conservateurs attendent l’allocution de Pierre Poilievre lors d’un rassemblement, le 26 avril dernier.

Alexandre Boulerice ne s’est pas non plus entiché de l’homme derrière le politicien. « Disons qu’on n’a jamais décidé d’aller boire une bière ensemble et qu’on n’était pas du genre à se taquiner. Ça m’est déjà arrivé avec d’autres députés conservateurs avec qui j’avais de gros différends. Lui, c’était un petit bonjour et un sourire », souligne-t-il.

N’empêche, d’un océan à l’autre, les hordes de militants qui se massent dans des salles pour venir écouter Pierre Poilievre prendraient certainement une bière avec lui. En attendant, ils boivent ses paroles. Cette campagne a indéniablement un je-ne-sais-quoi.

Si Pierre Poilievre était premier ministre, il...

  • Bannirait tout le pétrole venant d’outre-mer dans les cinq années suivant son entrée en fonction. Il compenserait en doublant la production à Terre-Neuve et en appuyant les projets pour transporter le pétrole de l’Ouest vers l’Est.
  • Couperait le financement public de CBC, sans toutefois fermer le robinet de RDI. Car si le premier réseau d’information est un « grand gaspillage d’argent », le second « comble un besoin dans la langue française, qui n’existe pas dans la langue anglaise », a-t-il dit au micro de Radio-Canada le 21 mars dernier.
  • Ferait du Canada « la capitale mondiale de la chaîne de blocs » en laissant aux citoyens le choix de leur propre monnaie, dont le bitcoin, en décentralisant l’économie – notamment en retirant à la Banque du Canada son pouvoir d’« imprimer de l’argent ».
  • Approuverait le projet GNL écarté par le gouvernement de François Legault. Le feu vert serait donné au chantier de 14 milliards visant à construire un gazoduc de 780 km entre l’Ontario et le Saguenay, et une usine de liquéfaction à Saguenay.
  • Abolirait la taxe carbone en vigueur au Canada depuis 2018 qui « punit les Canadiens » et qui s’ajoute à une inflation qui étrangle déjà les gens. Il estime que cela fera baisser le coût de l’essence, de l’épicerie et du chauffage.