(Québec ) Dans l’ombre du rapatriement de la Constitution et de la fameuse nuit des longs couteaux, dont la légende ne fait toujours pas l’unanimité, s’est joué un véritable roman d’espionnage. Son héros obscur, Carl Grenier, a failli faire dérailler le plan de Pierre Trudeau.

Le 17 avril 1982, il y a 40 ans, devant le parlement fédéral, la reine Élisabeth signait solennellement le rapatriement au Canada de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, malgré des manifestations à Montréal et à Ottawa et l’absence de la première ministre Margaret Thatcher, qui aurait décliné l’invitation. C’était 18 mois après que le gouvernement fédéral eut mis la rondelle en jeu, dans une conférence constitutionnelle « de la dernière chance ». Ottawa voulait profiter de la défaite souverainiste du référendum de mai 1980.

Préparé par un proche conseiller de Pierre Trudeau, Michael Kirby, le document sur la stratégie fédérale a fait l’objet d’une fuite embarrassante pour Ottawa en 1980. On y expliquait dans le détail que la population voyait d’un bon œil cette opération accompagnée d’une Charte des droits, mais que cette faveur pouvait être éphémère. On y décrivait les objectifs de chacune des provinces. On évoquait qu’on pourrait accorder au Québec un délai de 10 ans pour passer de la clause Québec à la clause Canada. La première, résultant de la loi 101, prévoyait que, pour étudier en anglais au Québec, un élève devait avoir des parents qui avaient également étudié en anglais au Québec seulement. La seconde élargissait le privilège aux enfants de parents ayant étudié en anglais dans tout le Canada.

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L’ancien premier ministre du Canada Pierre Trudeau et la reine Élisabeth II, signant le rapatriement au pays de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, le 17 avril 1982, à Ottawa

Aussi on ne cachait pas qu’Ottawa pouvait procéder unilatéralement. « La position fédérale a été clairement énoncée : le Parlement pourrait adopter une demande à la reine, avec ou sans le consentement des provinces. Cela doit être réitéré », affirme le « mémorandum » qui peut désormais être trouvé sur le web. Juste avant de démissionner en 1984, Trudeau nommera Kirby au Sénat, à 43 ans.

Pendant l’année qui suivra, périodiquement, d’autres informations confidentielles émanant d’Ottawa sont tombées entre les mains du gouvernement Lévesque.

La « loyauté » de Carl Grenier

Fin 1981, en pleine nuit, des agents de la GRC ont fait irruption au domicile d’un haut fonctionnaire fédéral venu du Québec, Carl Grenier, adjoint du sous-secrétaire aux Affaires extérieures, Allan Gotlieb.

Un fort en thème pour toutes les questions commerciales, Grenier avait représenté le Canada sur le Tokyo Round du GATT, un accord commercial international, avant de revenir à Ottawa aux Affaires extérieures. « Sa loyauté au Québec était plus forte que son attachement à sa carrière professionnelle », résume Guy Lachapelle, professeur de science politique à l’Université Concordia, qui a bien connu le mandarin à l’intelligence hors norme, mort en octobre 2018. Grenier était un partisan du fédéralisme renouvelé, « coopératif ». Comme bien des hauts fonctionnaires fédéraux, il n’a pu cautionner un plan cynique d’isolement du Québec et des provinces, poursuit Lachapelle, qui prépare un documentaire consacré à Grenier.

Des années 1980 jusqu’à sa mort, j’ai gardé contact avec lui.

Dans une émission balado diffusée par Télé-Québec l’automne dernier sur les négociations constitutionnelles de novembre 1981, l’ex-ministre Claude Morin explique qu’une source de haut niveau à Ottawa lui a remis personnellement ce document névralgique, « for ministers eyes only », de « 64 pages, à simple interligne ».

C’était Carl Grenier.

« Ses interventions ont failli faire dérailler le plan de match de Trudeau, elles l’ont repoussé d’au moins 18 mois », confie désormais Morin, d’abord circonspect, puis rassuré devant l’évidence que je connaissais bien Carl Grenier.

[Carl Grenier] a été d’une utilité extraordinaire, il m’a envoyé de nombreux documents secrets du fédéral qui ont eu comme conséquence de reporter de 18 mois le projet de Trudeau. Ottawa pensait régler ça dès septembre ou octobre 1980 ; il a dû attendre au printemps 1982. Cela dépend en grande partie du fait qu’on était renseignés sur les intentions fédérales.

Claude Morin, ancien ministre du Parti québécois

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L’ancien premier ministre du Canada Pierre Trudeau et l’ancien premier ministre du Québec René Lévesque se serrant la main, au début de la conférence des premiers ministres, à Ottawa, le 2 novembre 1981

Ce dernier avait eu sa part de problème pour des contacts, rétribués, avec la GRC dans le but de connaître la stratégie fédérale, explique-t-il encore. « Une relation terminée en 1977, plus de trois ans avant que Grenier ne m’apporte le mémo », rappelle Morin.

Perquisition de la GRC

Grenier paiera cher son geste. Les agents de la GRC feront irruption chez lui en pleine nuit pour une perquisition. Sa femme, qui ignorait tout, sera frappée d’une rupture d’anévrisme et mourra un peu plus tard, explique Marie-Madeleine Devaux, conjointe de Grenier jusqu’à son décès. Il avait été secoué quand il s’était rendu compte que Morin avait divulgué publiquement l’existence du mémo Kirby, observe-t-elle. Il a été facile pour les enquêteurs fédéraux de remonter le fil jusqu’à la source. « Si je l’ai fait, c’est que je n’ai pas eu le choix », répond Morin, qui avait d’abord montré le document à René Lévesque et à sa garde rapprochée.

Grenier évoquait parfois les interrogatoires serrés qu’il avait subis avant d’être forcé de quitter la haute fonction publique fédérale, à la fin de la trentaine. « Les gens pensent que le polygraphe, c’est de la science-fiction. Je peux dire que ça fonctionne vraiment ! », m’a-t-il déjà dit, sourire en coin.

Récupéré en 1983 par Bernard Landry, alors responsable du Commerce international, Grenier deviendra la référence au gouvernement du Québec sur les accords commerciaux. Les deux hommes se connaissaient depuis longtemps. Sous-ministre adjoint sous Robert Bourassa, il sera la personne-ressource sur le libre-échange. À sa retraite, il restera toujours auprès des médias une référence sur ces questions, en particulier dans le dossier du bois d’œuvre. Quand le PQ a pris le pouvoir, en 1994, on lui a confié un comité ultradélicat avec une vingtaine de hauts fonctionnaires pour préparer d’éventuelles négociations avec Ottawa.

La fameuse nuit

En avril 1981, huit provinces, dont le Québec, s’entendent pour faire front commun devant Ottawa. René Lévesque accepte que le « droit de veto » du Québec, un barrage plus politique que juridique, soit remplacé par une disposition assurant les provinces d’être dédommagées si elles se retirent d’un changement constitutionnel les concernant.

Durant l’été, la Cour suprême décrète que le projet fédéral n’est pas illégal, mais reste illégitime sans l’appui d’un nombre suffisant de provinces.

Au début de novembre, tous les premiers ministres se retrouvent à Ottawa. Le fédéral obtiendra un consensus autour de sa proposition. Trudeau devra céder sur un aspect : il y aura une clause dérogatoire, permettant de mettre en suspens certaines dispositions. C’est le premier ministre ontarien Bill Davis qui l’a fait plier.

PHOTO RON POLING, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

5 novembre 1981 : le premier ministre Pierre Trudeau (à gauche) et toutes les provinces, sauf le Québec, s’entendent sur un projet d’entente constitutionnelle. Au centre : Allan MacEachen, ancien ministre fédéral des Finances, et, à droite, René Lévesque, ancien premier ministre du Québec.

Le 4 novembre, la veille de la conclusion de la conférence, Jean Chrétien et les procureurs généraux de la Saskatchewan et de l’Ontario, Roy Romanow et Roy McMurtry, en arrivent un peu avant 18 h à un projet d’entente ficelé dans les cuisines du Centre des conférences d’Ottawa. Au Canada anglais, on parlera du Kitchen Accord plutôt que de la « nuit des longs couteaux », l’étiquette accolée au Québec à un accord conclu dans le dos de René Lévesque. Dans le premier tome de ses mémoires, Jean Chrétien explique qu’il avait passé la soirée au 24, Sussex avec Trudeau et quelques ministres. Un peu plus tard, le ministre de la Colombie-Britannique, Garde Gardom, le rejoint au téléphone pour lui dire que les provinces sont finalement d’accord.

Comme d’habitude à ces conférences, la délégation du Québec se trouve à L’Auberge de la Chaudière, à Hull. Personne ne passe de coup de fil à la délégation. Ce sera « la nuit des longs couteaux », une étrange référence à la purge décrétée par Hitler parmi ses officiers soupçonnés de félonie.

Scénario exagéré

Or, plus de 40 ans plus tard, du côté tant du Québec que d’Ottawa, on convient aujourd’hui que le scénario d’une trahison orchestrée par le Canada anglais est exagéré. Le 4 novembre en matinée, René Lévesque et Pierre Trudeau affirment publiquement, en point de presse, qu’ils s’entendent sur la tenue d’un référendum pancanadien pour avoir l’avis de la population sur le rapatriement et la Charte des droits.

Un coup de poker de Trudeau, estime Martine Tremblay, qui était dans la délégation du Québec, une stratégie qui aura creusé un fossé entre le Québec et les autres provinces qui ne voulaient pas affronter Ottawa devant leur population. En matinée, Lévesque a qualifié l’idée de « respectable et extraordinairement intéressante ». En après-midi, il dénoncera ce même projet, « une chinoiserie ». On voulait soumettre par référendum un rapatriement qui avait déjà été réalisé, explique aujourd’hui Morin.

« Trudeau avait piégé Lévesque », affirme sans détour Raymond Archambault. Celui qui deviendra plus tard président du Parti québécois entamait alors une longue carrière à la radio de Radio-Canada. Concours de circonstances, il était à côté de Pierre Trudeau, en matinée, après que celui-ci eut quitté la meute des journalistes. « Je suis probablement le seul à l’avoir entendu, mais c’est frais à ma mémoire. Il a dit : “The chicken is in the basket. » »

PHOTO PETER BREGG, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Rencontre des huit premiers ministres provinciaux dissidents face à Ottawa, le 3 novembre 1981. De gauche à droite : Brian Peckford (Terre-Neuve-et-Labrador), Allan Blakney (Saskatchewan), Angus MacLean (Île-du-Prince-Édouard), John Buchanan (Nouvelle-Écosse), René Lévesque (Québec), Peter Lougheed (Alberta), William Bennett (Colombie-Britannique) et Sterling Lyon (Manitoba, dos à la caméra).

Dans Le Devoir du 6 novembre 1981, le regretté Michel Vastel a rapporté que dès le 4 novembre « en fin de journée, le torchon brûlait entre Lévesque et ses anciens alliés ». Un haut fonctionnaire québécois a expliqué pourquoi la délégation du Québec avait baissé les bras en n’intervenant pas dans les discussions amorcées avec Ottawa. « Nous n’avons plus aucune crédibilité après ce qui s’est passé ce matin. »

Selon Eddy Goldenberg, le bras droit de Jean Chrétien, c’est cette volte-face du Québec « qui a brisé le groupe des huit ». Frédéric Bastien, auteur de La bataille de Londres, est d’un tout autre avis. « Trudeau a martelé ça, mais c’est de la foutaise », soutient-il.

« Une légende qui a la vie dure »

Bien avant cette conférence de novembre, le Québec sentait que le front commun des provinces s’étiolait, se souvient Martine Tremblay, cheffe de cabinet de René Lévesque, présente à la conférence. M. Lévesque était déjà allé au bout des concessions en troquant le droit de veto politique pour le droit de retrait avec compensation.

On a fait une sorte de pièce de théâtre avec ça, mais ça s’est passé de manière bien plus banale, ces conférences se règlent toujours autour de conciliabules, de discussions en aparté.

Martine Tremblay, cheffe de cabinet de René Lévesque

Dans ses mémoires, Jean Chrétien s’en prend à « une certaine presse » qui « préférait le soufre des théories de conspiration à la vérité toute nue ». Cette « nuit des longs couteaux » est une « fabrication, une légende qui a la vie dure […] un mythe qui finit par s’installer sans égard à la réalité », écrit-il. Louis Bernard, conseiller de Lévesque à la conférence, est d’un autre avis. « Les huit provinces étaient ensemble le 4 et ce n’était plus le cas le lendemain. Il s’est sûrement passé quelque chose. M. Lévesque l’a appris au petit-déjeuner le dernier jour, il était furieux », se souvient Bernard.

La Constitution sera rapatriée, le 17 avril 1982. Avec une Charte des droits, soumise à une clause dérogatoire, le « nonobstant » que réprouvait Pierre Trudeau. Dans ses mémoires de 1990, Trudeau parle d’un « échec pitoyable » et exècre encore la clause dérogatoire « dont la malignité a éclaté au grand jour à la fin de décembre 1988, quand le premier ministre Bourassa l’a invoquée pour valider la loi 178 » afin de proscrire l’utilisation de l’anglais dans l’affichage commercial.