(Ottawa) Sans être aussi catégorique que Joe Biden avant lui, Justin Trudeau a employé – pour la toute première fois – le mot « génocide » pour qualifier l’invasion russe en Ukraine. Si l’opposition à Ottawa se rallie à cette position, une juriste spécialisée en droits de la personne prévient qu’il est prématuré d’utiliser ce terme lourd de sens.

Ce qu’il faut savoir

  • Le premier ministre a employé pour la première fois mercredi le terme « génocide ».
  • Le président Joe Biden avait affirmé mardi que l’invasion russe était un « génocide ».
  • Les partis de l’opposition sont d’accord avec Justin Trudeau.
  • Le Canada a envoyé des agents de la GRC en Ukraine pour enquêter.
  • « Cela peut difficilement être pris au sérieux », réagit l’ambassade de Russie.

Après avoir esquivé une question sur l’utilisation du mot, lundi, Justin Trudeau l’a prononcé.

« C’est sûr qu’on peut de plus en plus parler de génocide », a-t-il laissé tomber en conférence de presse à Laval, mercredi, lorsqu’on lui a demandé s’il était du même avis que le président des États-Unis à ce sujet.

On a vu des atrocités que les Russes, que l’armée russe, que [Vladimir] Poutine est en train de commettre en Ukraine. On a vu ce désir de s’attaquer aux civils, d’utilisation de la violence sexuelle comme arme de guerre.

Justin Trudeau, premier ministre du Canada

Il en a profité pour souligner que le Canada faisait partie des pays qui ont contribué à déclencher un processus à la Cour pénale internationale afin de « s’assurer que Poutine soit tenu responsable de ses actes, de ses crimes de guerre ».

Des enquêteurs de la Gendarmerie royale du Canada ont été envoyés en Ukraine pour « trouver toute la vérité sur ce qui est en train de se passer là-bas », a aussi rappelé Justin Trudeau, précisant qu’il reviendrait aux « instances internationales importantes » de « faire la détermination officielle » de l’existence d’un génocide.

Les propos du premier ministre n’ont pas ému l’ambassade de Russie à Ottawa.

« Cela peut difficilement être pris au sérieux », s’est-on contenté de répondre dans un courriel, mercredi.

En revanche, dans le camp ukrainien, on les a accueillis favorablement.

« Nous saluons la déclaration du premier ministre […] Il est grand temps d’appeler un chat un chat, surtout après les preuves des atrocités russes contre les civils ukrainiens dans les villes et villages libérés des forces russes », a écrit dans un courriel une porte-parole de l’ambassade d’Ukraine à Ottawa.

L’opposition d’accord avec Trudeau

Les partis de l’opposition, eux, sont unanimes : des actes génocidaires semblent être perpétrés par le Kremlin.

« Il existe des preuves que la Russie a perpétré des déportations forcées, des viols, le meurtre systématique et sans discrimination de civils, et la séparation des enfants de leurs parents. Prises ensemble, ces actions ont l’apparence d’un génocide », a avancé le député conservateur Michael Chong.

Son collègue bloquiste Alexis Brunelle-Duceppe juge que l’on doit laisser aux organisations internationales le soin de valider le tout, même si « on est convaincu que des actes génocidaires ont été commis, entre autres à Boutcha », et que le gouvernement doit se concentrer sur l’aide à apporter plutôt que sur « la sémantique ».

Le son de cloche est semblable dans le camp néo-démocrate, où le chef adjoint Alexandre Boulerice a plaidé qu’« il y a certainement des actions et des preuves de génocide », d’où l’importance de « documente[r] toutes les preuves afin de maximiser les chances que Poutine et son armée soient tenus responsables ».

« Oui, j’ai appelé ça un génocide »

Le président Joe Biden a ouvert le bal, mardi, en lançant que « le budget de votre famille, votre capacité à faire votre plein d’essence, rien de tout cela ne devrait dépendre du fait qu’un dictateur déclare la guerre et commet un génocide à l’autre bout du monde ».

PHOTO MANDEL NGAN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Joe Biden, président des États-Unis

Plus tard, à bord d’Air Force One, il a enfoncé le clou : « Oui, j’ai appelé ça un génocide », relevant que « les avocats, au niveau international », trancheront sur la qualification de génocide, mais qu’à son avis « cela y ressemble bien ».

Le président français Emmanuel Macron a quant à lui refusé de prononcer le mot commençant par G. « Je ne suis pas sûr que l’escalade des mots soit une bonne chose », a-t-il exprimé mercredi en entrevue sur les ondes de la chaîne France 2. Le chancelier allemand Olaf Scholz ne l’a pas repris non plus.

« Trop tôt » pour en venir à cette conclusion

La professeure de droit de l’Université Laval Fannie Lafontaine, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale pénale et les droits fondamentaux, est d’avis qu’on ne peut tirer cette conclusion en ce moment.

« Il est trop tôt. L’utilisation par les chefs d’État n’est pas surprenante, ça fait partie de la rhétorique, mais en droit, c’est beaucoup plus difficile à démontrer que derrière les violences, l’intention, c’est de détruire les Ukrainiens comme tels », argue-t-elle.

Ce n’est pas par crainte de prononcer le mot que Fannie Lafontaine appelle à la retenue : elle est l’auteure principale de l’analyse juridique de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, laquelle concluait qu’il y avait eu « génocide » contre les Autochtones au Canada.

« Je n’ai pas peur du mot, dit-elle. Je pense qu’il faut l’utiliser quand c’est nécessaire. » Et ce qui est étonnant dans les récentes déclarations, c’est qu’en temps normal, les autorités politiques hésitent à parler de génocide, car cela implique des conséquences juridiques, remarque la professeure.

« Si le Canada et les États-Unis disent que c’est un génocide, ça active leur obligation de prévenir le génocide. Donc y a-t-il une game derrière ça où on voudra justifier des actions plus musclées contre la Russie au nom de la protection des Ukrainiens ? On verra », lâche-t-elle.

Ce que dit l’ONU sur le génocide

Les Nations unies définissent le génocide comme la commission, dans l’intention de « détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux », de l’un ou plusieurs des actes suivants : « meurtre de membres du groupe », « atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe », « soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle », « mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe », « transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe ».

Avec l’Agence France-Presse