(Québec) Les personnes qui refusent d’entrer dans le moule des genres, non-binaires ou transgenres en quête de reconnaissance officielle de leur identité sexuelle, de même que les couples non fertiles tentés de faire appel aux services d’une mère porteuse, font partie des gens qui risquent d’être très déçus dans les prochains mois du gouvernement Legault.

L’enjeu : la réforme du droit de la famille, attendue depuis des années et promise par le gouvernement, mais toujours dans la salle d’attente, à quelques mois de l’échéance électorale.

Tout indique que la vaste réforme orchestrée par le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, avec son projet de loi 2, est destinée, selon toute vraisemblance, à mourir au feuilleton d’ici la fin du présent mandat.

C’est du moins le constat unanime fait par les trois partis d’opposition, en entrevue avec La Presse Canadienne au cours des derniers jours, qui ont blâmé en chœur le ministre Jolin-Barrette pour sa façon « erratique » de gérer les travaux parlementaires.

Un simple coup d’œil au calendrier des travaux parlementaires, qui prendront fin le 10 juin, fait dire aux trois partis d’opposition que l’adoption d’une aussi vaste réforme en si peu de temps est pratiquement impossible.

Le projet de loi 2, qui viendra modifier le Code civil, vise à mettre au goût du jour le droit de la famille, figé dans le temps depuis le début des années 80, alors que les mœurs ont évolué depuis.

Nouveau cadre législatif qui ratisse très large sur plusieurs enjeux sociaux délicats, le document s’étire sur 116 pages et contient pas moins de 360 articles. Normalement, un projet de loi de cette envergure peut nécessiter des mois de travail en commission. Or, l’étude article par article n’est pas encore commencée, et elle n’est toujours pas à l’horaire.

En tenant compte des jours retranchés pour l’étude à venir des crédits des ministères et des semaines de relâche parlementaire, il resterait, au mieux, environ quatre semaines au ministre pour faire adopter sa réforme. C’est trop peu, trop tard, selon les élus consultés.

« L’ampleur des implications sociales de ce projet de loi est telle qu’on ne peut pas l’étudier correctement, même en allant vite, en quatre semaines », calcule le porte-parole de l’opposition officielle libérale sur les questions de justice, Gaétan Barrette.

PHOTO FRANCIS VACHON, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le porte-parole de l’opposition officielle libérale sur les questions de justice, Gaétan Barrette

C’est carrément « impossible d’y arriver » d’ici la fin de la session, renchérit la porte-parole péquiste, la députée Véronique Hivon, qui ne cache pas sa « frustration complète » devant la manière dont le ministre Jolin-Barrette, qui est aussi leader parlementaire, a géré le dossier.

« S’il n’est pas capable de le faire parce qu’il est débordé, qu’on change de ministre ! Qu’il passe la puck à quelqu’un d’autre d’ici la fin de la législature », suggère le député solidaire Alexandre Leduc, convaincu que le ministre a déjà fait le deuil de cette réforme, au profit du nouvel aménagement linguistique inscrit au projet de loi 96, puisqu’il est aussi responsable de la langue française. « J’assume qu’il a renoncé », dit-il, mais n’a pas eu « le courage » de l’annoncer. Le projet de loi 96 est toujours à l’étude.

Dans les rangs de l’opposition, on lui reproche d’avoir attendu la fin du mandat pour déposer deux projets de réforme majeurs (la langue et le droit de la famille), qui comportent chacune des centaines d’articles, se plaçant ainsi dans une position l’obligeant pratiquement à devoir en sacrifier une.

Si jamais le ministre était tenté, dans les circonstances, d’imposer un bâillon pour faire adopter sa réforme coûte que coûte, à toute vapeur, les trois partis d’opposition le préviennent : ça ne passera pas.

« Ce serait vraiment le comble de l’arrogance », selon M. Barrette, qui jugerait un tel geste du gouvernement « intellectuellement malhonnête ».

« Ce n’est pas vrai qu’on va traverser ça avant la fin juin et c’est pas vrai qu’on va décider d’arrêter de poser des questions et de ne pas faire notre travail », surtout en tenant compte de l’importance et du nombre élevé d’enjeux sociaux en cause, ajoute M. Leduc.

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Le porte-parole solidaire sur les questions de justice Alexandre Leduc

Chose certaine, constate le député, M. Jolin-Barrette, en tant que leader, a le pouvoir de prioriser les projets de loi et il n’a pas priorisé celui-là.

Aucun des trois élus n’affiche de surprise, estimant que le sort réservé au projet de loi 2 est à l’image de l’organisation générale des travaux parlementaires sous la gouverne de M. Jolin-Barrette. Véronique Hivon parle d’une « gestion erratique ». Alexandre Leduc estime qu’il n’a pas « beaucoup de considération pour ses collègues de l’opposition, même plutôt l’inverse ».

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La porte-parole péquiste en matière de justice Véronique Hivon

Le projet de loi 2 a été déposé le 21 octobre, un geste suivi par une brève consultation expédiée en quatre jours, début décembre. Puis, plus rien.

Officiellement, le ministre Jolin-Barrette, qui n’a pas donné suite à une demande d’entrevue sur le sujet, soutient qu’il a toujours l’objectif de faire adopter sa réforme d’ici la fin de la présente législature.

L’opposition libérale a tenté de proposer de scinder le volumineux projet de loi, pour en adopter au moins une partie d’ici juin, mais le gouvernement a refusé.

Le ministre de la Justice n’avait pas le choix de légiférer sur la question spécifique du genre, devant se conformer au jugement de la Cour supérieure, prononcé par le juge Gregory Moore le 28 janvier 2021 et rendant caducs plusieurs articles du Code civil jugés discriminatoires.

Selon cette décision, le Québec devait faire en sorte d’éliminer toute forme de discrimination portant sur la désignation du genre dans les documents émis par le Directeur de l’état civil. On ne doit plus forcer quelqu’un à s’identifier comme homme ou femme. Il fallait aussi ajouter la possibilité d’inscrire la mention de parent, au lieu de père ou mère, au moment de rédiger l’acte de naissance d’un enfant.

« Sors de mes bobettes ! »

Dès son dépôt, le projet de loi 2 avait entraîné une levée de boucliers. Brandissant le slogan « Sors de mes bobettes ! » la communauté LGBTQ+ a accusé le ministre de « transphobie » parce qu’il prévoyait initialement qu’une personne voulant changer de sexe légalement devait d’abord passer par le bistouri.

Celles qui auraient refusé la chirurgie auraient pu acquérir une double identité de genre et de sexe, donc par exemple, s’afficher de sexe masculin, mais de genre féminin.

Or, certains y ont vu un retour en arrière, vu que cette exigence a été officiellement abolie en 2013.

Devant le tollé de la communauté, qui y voyait un « coming-out forcé », le ministre a reculé et s’est engagé à déposer des amendements visant à éliminer l’exigence d’une chirurgie génitale pour modifier la mention de sexe sur des documents officiels. Mais ce n’est pas encore fait.

L’an dernier, 659 demandes de changement de sexe ont été autorisées au Québec. Le nombre est en hausse constante.

En plus des questions de genre et d’encadrement de la procréation pour autrui, le projet de loi 2 intervient sur une foule d’autres sujets, dont le nombre de prénoms sur les documents officiels, les règles de filiation, incluant la présomption de paternité pour les conjoints de fait, les renseignements divulgués aux enfants adoptés, les droits de l’enfant grandissant dans un foyer marqué par la violence, les questions d’autorité parentale en cas de violence et de déchéance de cette autorité, de même que le droit de l’enfant né d’une mère porteuse à la connaissance de ses origines.