(Ottawa) Le père de la Loi sur les mesures d’urgence, Perrin Beatty, affirme que le gouvernement fédéral doit recourir à cet outil avec une prudence et une parcimonie extrêmes. L’ancien ministre rappelle aussi que le premier ministre a l’obligation de tenir une enquête exhaustive, une fois la crise terminée, afin de rendre des comptes à la population canadienne sur les évènements qui l’ont conduit à invoquer cette mesure exceptionnelle.

M. Beatty était ministre de la Défense dans le gouvernement progressiste-conservateur de Brian Mulroney quand il a fait adopter la Loi sur les mesures d’urgence en 1988. Son objectif primordial était alors de s’assurer qu’aucun autre gouvernement ne répéterait les graves abus commis durant la crise d’Octobre, en 1970, quand l’ancien premier ministre Pierre Elliott Trudeau, père de l’actuel premier ministre, avait invoqué la Loi sur les mesures de guerre, à la demande du Québec, à la suite de l’enlèvement du ministre Pierre Laporte par des membres du Front de libération du Québec (FLQ).

Durant cette crise, des centaines de Québécois ont été arrêtés sommairement par les forces policières et ont été jetés en prison sans jamais être accusés.

« La Loi sur les mesures de guerre suspendait les droits et libertés des individus d’un bout à l’autre du pays. C’était une loi draconienne. Et c’est la violation la plus importante des droits de la personne jamais survenue de toute ma vie », estime M. Beatty, qui est aujourd’hui président de la Chambre de commerce du Canada.

Souvenirs de la crise d’Octobre

M. Beatty était un jeune étudiant durant la crise d’Octobre. Il se souvient que le journal étudiant de l’Université de Guelph avait publié le manifeste du FLQ. Les forces policières avaient investi les locaux du journal pour saisir tous les exemplaires. Il se souvient aussi que le maire de Vancouver souhaitait profiter de l’imposition de cette loi pour expulser les hippies du centre-ville. Et cela n’avait strictement rien à voir avec le FLQ.

PHOTO JUSTIN TANG, LA PRESSE CANADIENNE

Perrin Beatty, ancien ministre fédéral et actuel président de la Chambre de commerce du Canada, en juin 2021

« Ces évènements ont grandement influencé ma conscience politique. Et quand j’ai hérité de la responsabilité de présenter une nouvelle loi, je voulais m’assurer qu’elle ne serait plus l’option nucléaire que représentait la Loi sur les mesures de guerre à l’époque », a expliqué l’ancien ministre dans une entrevue accordée à La Presse.

M. Beatty a donc veillé à ce que la Loi sur les mesures d’urgence comporte des balises importantes qui forcent le gouvernement fédéral à justifier son utilisation en détail dès le début, à tenir un débat exhaustif à la Chambre des communes et au Sénat dans un délai de sept jours et à renouveler son utilisation tous les 30 jours. Une clause de la loi permet aussi la tenue d’un vote dans l’une des deux Chambres à tout moment si des parlementaires jugent que son recours n’est plus justifié.

Il ne faut pas que la Loi sur les mesures d’urgence devienne pour le gouvernement fédéral ce que la clause nonobstant est devenue pour les provinces. Une fois que l’on brise le tabou entourant son utilisation pour la première fois, la tentation sera de vouloir l’utiliser pour d’autres crises.

Perrin Beatty, ancien ministre fédéral et père de la Loi sur les mesures d’urgence

Fait à noter, la Loi sur les mesures d’urgence n’autorise pas le déploiement de militaires. Si le gouvernement Trudeau souhaite mobiliser des troupes pour mettre fin à l’occupation illégale au centre-ville d’Ottawa, il devra invoquer la Loi sur la Défense nationale.

La loi oblige le gouvernement fédéral à consulter les provinces au préalable. Et elle donne un droit de veto à une province dans le cas où Ottawa invoque la loi pour intervenir uniquement sur son territoire.

« Cette loi est assujettie à la Charte des droits et libertés. Elle contient beaucoup de couches pour protéger les droits et libertés », a souligné M. Beatty, qui a été décoré de l’Ordre du Canada en 2019 et qui a dirigé sept ministères durant les deux mandats du gouvernement Mulroney.

D’un autre côté, M. Beatty voulait s’assurer que le gouvernement fédéral ait un outil moderne pour répondre à d’autres crises comme un puissant tremblement de terre, des inondations ou des évènements mettant en cause la sécurité dans une région du pays qui paralyseraient le fonctionnement d’un gouvernement municipal ou d’une province, sans suspendre les droits civils.

Une enquête à prévoir

En entrevue, M. Beatty a souligné que le gouvernement Trudeau devra tenir une enquête une fois la crise terminée et soumettre un rapport dans un délai de 365 jours. Cette enquête devrait être tenue, selon lui, par un comité indépendant qui devrait examiner les lacunes dans les lois actuelles touchant la sécurité publique pour éviter de recourir à Loi sur les mesures d’urgence à une plus grande fréquence.

L’ex-ministre n’a pas voulu préciser si à son avis le recours à cette loi par le gouvernement Trudeau est justifié afin de mettre fin à l’occupation illégale du centre-ville de la capitale fédérale, qui dure depuis 20 jours. Il s’est contenté de souligner que les forces policières ont réussi à démanteler les barricades qui ont paralysé le pont Ambassador reliant Windsor et Detroit et le poste frontalier de Coutts, en Alberta, sans les pouvoirs additionnels prévus par la Loi sur les mesures d’urgence.

« Le gouvernement fédéral estime que c’est clairement nécessaire. Ce qu’il doit faire maintenant, c’est fournir les informations qui démontrent que cela est nécessaire, notamment que la crise est rendue à un point tel que cela est justifié. Il doit aussi démontrer que les lois actuelles n’offrent pas les outils adéquats pour permettre aux autorités de mettre fin à la crise. »

« La situation à Ottawa est plus sérieuse et les gens qui manifestent restent totalement campés sur leur position. Mais la question est la suivante : est-ce qu’il y a d’autres moyens que la Loi sur les mesures d’urgence qui permettraient de mettre fin aux barricades ? Cette loi existe, mais elle doit être utilisée en tout dernier recours. »