(Ottawa) Dans les rues près du Parlement, la tension était palpable jeudi. À la Chambre des communes aussi. Le débat sur le recours à la Loi sur les mesures d’urgence a été lancé. Le coup d’envoi a été donné par Justin Trudeau, qui a martelé que les « activités illégales et dangereuses » en constituent une grave menace à la sécurité publique.

Un vote devrait être tenu lundi et le décret doit recevoir l’assentiment de la Chambre des communes afin de rester en vigueur. Le NPD a déjà dit qu’il appuierait le gouvernement minoritaire libéral dans sa démarche.

Le leader du gouvernement en Chambre, Mark Holland, a dévoilé aux élus leur horaire pour les prochains jours : la mise aux voix de la motion est prévue lundi soir, à 20 h, et d’ici là, les députés débattront sans arrêt de 7 h à minuit, et ce, vendredi, samedi et dimanche, a-t-il précisé à l’issue de la période des questions, jeudi après-midi.

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Mark Holland, leader du gouvernement en Chambre

En début de journée, le premier ministre avait plaidé que le recours à la Loi sur les mesures d’urgence pour la première fois était pleinement justifié pour mettre fin à l’occupation des rues du centre-ville de la capitale fédérale, mais aussi à des activités comme celles qui ont paralysé des passages frontaliers.

Il l’est notamment parce que ces mouvements sont financés en bonne partie par des groupes étrangers, a-t-il soutenu. Il a ainsi donné le coup d’envoi au débat historique sur l’utilisation de cette loi qui donne des pouvoirs additionnels aux forces policières pour rétablir l’ordre dans la capitale fédérale.

D’ores et déjà, le débat s’annonce houleux, le Parti conservateur et le Bloc québécois étant farouchement opposés à cette démarche. Ils estiment que les forces policières disposent déjà de tous les outils nécessaires pour mettre fin à l’occupation.

« Le gouvernement fédéral a invoqué la Loi sur les mesures d’urgence. Nous l’avons fait pour protéger les familles et les petites entreprises, pour protéger les emplois et l’économie. Nous l’avons fait parce que la situation ne pouvait être réglée par aucune autre loi au Canada », a affirmé le premier ministre.

« Nous l’avons fait parce que c’est ce que font les dirigeants responsables pour le bien de tous les Canadiens et de toutes les Canadiennes », a-t-il aussi soutenu.

Les blocus et les occupations illégales doivent cesser, et les frontières doivent rester ouvertes.

Le premier ministre Justin Trudeau

Certes, la situation s’est quelque peu améliorée, a indiqué M. Trudeau. Les occupations illégales à Windsor, où le pont Ambassador a été bloqué pendant une semaine, sont terminées. Le poste frontalier à Coutts, en Alberta, est de nouveau ouvert.

Mais il est très inquiétant que la Gendarmerie royale du Canada ait arrêté « un petit groupe de personnes au sein du blocus et a[it] saisi des armes à feu, des munitions et des gilets pare-balles. On pense que ce groupe était prêt à utiliser la force contre des agents de police », a relevé le premier ministre.

Devant l’opposition de plusieurs provinces et des partis de l’opposition, M. Trudeau a réitéré que l’utilisation de la Loi sur les mesures d’urgence serait limitée dans le temps. La loi ne suspend pas la Charte canadienne des droits et libertés, et n’entraînera pas le déploiement de soldats, a-t-il aussi tenu à souligner.

« Le champ d’application de la Loi sur les mesures d’urgence est limité dans le temps, ciblé, raisonnable et proportionné. Elle renforce et soutient les forces de l’ordre afin qu’elles disposent davantage d’outils pour rétablir l’ordre et protéger les infrastructures essentielles », a-t-il dit.

« Ce n’est pas quelque chose qu’on fait à la légère. Ce n’est pas la première option, ni la deuxième, ni même la troisième option. C’est une solution de dernier recours », a-t-il ajouté.

« Historique et décevant »

À son tour de parole, la cheffe intérimaire du Parti conservateur, Candice Bergen, dont la formation n’appuiera pas la motion déposée mercredi, a soutenu que le geste fait par le gouvernement Trudeau passerait à l’histoire, mais pour les mauvaises raisons.

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Candice Bergen, cheffe intérimaire du Parti conservateur du Canada

Le premier ministre a fait cela pour sauver sa carrière politique.

Candice Bergen, cheffe intérimaire du Parti conservateur du Canada

Elle en a aussi profité pour décocher une flèche à l’endroit du Nouveau Parti démocratique, qui soutiendra le recours à la Loi sur les mesures d’urgence. « L’histoire ne sera pas tendre » pour le parti de Jagmeet Singh, a-t-elle martelé.

La conservatrice, qui avait initialement appuyé le « convoi de la liberté » installé à Ottawa avant de changer de ton et de leur demander de partir, a fustigé le premier ministre, qu’elle a accusé d’avoir semé la division et de mépriser les manifestants.

Quant à l’obligation de vaccination pour les camionneurs, une mesure citée comme l’un des catalyseurs du mouvement des camionneurs, elle n’avait aucune base scientifique, a dénoncé Candice Bergen dans son allocution en Chambre.

La « bombe atomique »

Le leader parlementaire du Bloc québécois, Alain Therrien, a vigoureusement reproché à Justin Trudeau d’avoir sorti le rouleau compresseur, alors que les blocus au pont Ambassador, à Coutts et à Emerson avaient été levés.

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Alain Therrien, leader parlementaire du Bloc québécois

« Dans la cour du premier ministre, ici, dans la capitale fédérale, il y a une occupation. Qu’est-ce que le premier ministre a fait ? D’abord, il les a traités de rouspéteux. Après, il a mis ça sur le dos de la police, et là, il a sorti la bombe atomique, la Loi sur les mesures d’urgence », a-t-il lancé.

Le Bloc québécois votera contre la motion. Son chef, Yves-François Blanchet, a évoqué le « traumatisme » que constitue le recours à cette loi pour les Québécois, qui ont le souvenir de sa précédente incarnation, soit la Loi sur les mesures de guerre.

« Amalgames historiques douteux »

Un argument qu’a balayé d’un revers de main le chef adjoint néo-démocrate, Alexandre Boulerice, dont le parti appuiera la motion. Cela garantit son adoption à la Chambre des communes, une fois que le débat amorcé jeudi matin sera clos.

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Alexandre Boulerice, chef adjoint néo-démocrate

« Là où j’ai un malaise avec le discours du chef du Bloc, c’est les amalgames historiques douteux », a-t-il dit, doutant du procédé d’« utiliser des souvenirs douloureux, le traumatisme de la Loi sur les mesures de guerre au Québec, alors qu’il n’y a pas de commune mesure avec la loi actuelle ».

Une fois adoptée par les députés de la Chambre des communes, la motion du gouvernement se retrouvera au Sénat. Là, l’issue de la motion est incertaine, les membres de la Chambre haute étant plus indépendants face au gouvernement.

Amnistie internationale inquiète

De son côté, tout en faisant état de sa « grande inquiétude » par rapport à « la violence et la haine dont font usage plusieurs des participants à ces convois, de même que la lenteur et l’inefficacité d’action des services de police [qui] sont fort préoccupantes », Amnistie internationale Canada a signalé dans un communiqué son intention de suivre de près l’éventuel recours à la loi.

Car certains aspects de celle-ci « demeurent vagues et pourraient entraîner des abus de droit, notamment en ce qui concerne la limitation géographique », et le fait d’y avoir recours aujourd’hui pourrait « dans l’avenir justifier de restreindre le droit de manifester de façon légitime de quelque façon que ce soit et que certains groupes soient ciblés plus que d’autres, dont les Autochtones et les personnes racisées ».