(Ottawa) Les conservateurs ont redoublé d’originalité dans leurs tactiques dilatoires afin d’empêcher l’adoption du projet de loi C-10 en accéléré. Leur créativité a réussi à faire en sorte que le débat soit reporté à la semaine prochaine.

La Chambre des communes devait tenir un vote sur une motion de limite d’attribution de temps afin de mettre fin à l’obstruction qui a lieu depuis six semaines au comité du patrimoine canadien qui étudie C-10. Il est proposé que les membres du comité aient, tout au plus, cinq heures pour terminer l’étude d’une trentaine d’amendements au projet de loi. C-10 doit ensuite être voté aux Communes.

Les libéraux sont déjà assurés de l’appui du Bloc québécois pour faire adopter ce bâillon.

Or, les élus conservateurs n’entendaient pas en rester là. Vendredi, ils ont réussi à faire en sorte que le débat sur cette motion d’attribution de temps, qui ne devait durer que 30 minutes, devienne l’affaire de toute une journée et retarde ainsi le vote.

La nature hybride de la réunion de la Chambre a permis à des conservateurs de hurler, d’une voix très audible, derrière leurs écrans, remettant en question l’autorité de la députée libérale qui présidait les débats en ce vendredi. Des élus conservateurs ont notamment dit qu’elle devait rendre une décision en bonne et due forme sur cette procédure parlementaire peu utilisée.

« La motion est recevable », a répété Alexandra Mendès, vice-présidente adjointe de la Chambre, visiblement exaspérée.

Lorsque le ministre du Patrimoine canadien, Steven Guilbeault, a tenté de prendre la parole par visioconférence, il a été interrompu par les hauts cris et les rappels à l’ordre des conservateurs Arnold Viersen et Damien Kurek, également présents par visioconférence, qui ont enlevé leur sourdine pour l’interrompre à grands coups de « C’est un débat illégitime ! » et « Point d’ordre ! ».

L’article 78.3 du règlement de la Chambre des communes prévoit effectivement qu’un ministre de la Couronne peut proposer une motion afin d’attribuer un certain nombre de jours ou d’heures aux délibérations à l’étape du comité. Les conservateurs ont argué qu’elle n’avait été utilisée qu’à trois reprises, sous le gouvernement de Jean Chrétien, une fois en 1996 et deux fois en 2000.

Puis, au moment d’un vote, une vingtaine de députés conservateurs ont prétendu avoir eu des problèmes techniques, avant de multiplier les points d’ordre sur les noms exacts de leurs circonscriptions ou la traduction simultanée en français.

La députée conservatrice Rachael Harder a même reproché à Mme Mendès d’avoir « roulé les yeux » lorsqu’elle prenait la parole. « Quand vous échouez à démontrer du respect et de l’honneur à tous les députés présents en cette Chambre, vous faites preuve d’un manque de décorum. Quand il n’y a pas de respect ni d’honneur, le chaos s’ensuit », a lancé Mme Harder, d’un ton indigné.

Le même manège s’est déroulé vendredi après-midi, lors de la rencontre du comité du patrimoine canadien chargé d’étudier C-10. En deux heures, les membres du comité n’ont eu le temps d’adopter qu’un seul amendement vu l’obstruction des conservateurs.

« Il est exceptionnellement frustrant, en tant que membre de ce comité, de voir qu’un comité qui fonctionnait très bien auparavant descende à un niveau aussi bas. […] Ça explique pourquoi nous devons avoir une limite d’attribution de temps à ce stade-ci », a fait valoir le député libéral Anthony Housefather vers la fin de la rencontre.

Le vote sur la motion d’attribution de temps sera reporté à une date indéterminée.

Le projet de loi C-10 n’avait pas fait trop de vagues lorsqu’il avait été déposé par le ministre Guilbeault en novembre dernier. La pièce législative vise notamment à imposer un cadre réglementaire aux géants du web et à les soumettre à la Loi sur la radiodiffusion, en les forçant à contribuer financièrement à la création de contenu culturel canadien.

Il est attendu impatiemment par le secteur culturel, qui souhaite que les grands joueurs du numérique soient soumis aux mêmes règles du jeu que les radiodiffuseurs traditionnels au pays.

Mais depuis six semaines, l’étude du projet de loiest bloquée en comité. Les conservateurs en ont contre la suppression d’un article qui prévoyait exclure les médias sociaux, comme YouTube, du champ d’application de la loi. Ils soutiennent que cette modification viendrait mettre en péril les droits et libertés des utilisateurs canadiens sur le web.

Afin de dénouer l’impasse, le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, a proposé au gouvernement d’adopter le bâillon en assurant l’appui des élus bloquistes pour obtenir la majorité nécessaire.

Vendredi, la bloquiste Christine Normandin a déploré que « ce n’est pas seulement le comité qui est pris en otage par les conservateurs, c’est le milieu culturel au complet ». Le conservateur Alain Rayes a rétorqué que le ministre Guilbeault n’a que lui-même à blâmer parce qu’il a présenté un projet de loi imparfait et soumis à de nombreuses modifications.

« On est en train de mettre un bâillon sur un projet de loi qui, à la base, est mauvais », a renchéri M. Rayes.

Le ministre Guilbeault a réagi aux évènements de la journée dans une déclaration.

« Nous sommes maintenant confrontés à une autre semaine de retards indus dans l’étude de cette législation importante, qui assurerait l’équité dans notre système de radiodiffusion et des investissements de centaines de millions de dollars pour les 170 000 artistes, créatrices et créateurs canadiens de la musique et de la radiodiffusion », a-t-il dit.

Le gouvernement calcule qu’une réforme de la Loi sur la radiodiffusion amènerait les géants du web à contribuer à la culture canadienne à la hauteur de 70 millions. « Cette semaine, l’instrumentalisation politique du Parti conservateur du Canada a privé le secteur culturel d’environ 16 millions », a renchéri M. Guilbeault.