(Ottawa) Incapables de combattre seules le fléau de la haine en ligne, les villes lancent un appel à l’aide à Ottawa – où, plusieurs mois après s’être engagé à légiférer, le ministre du Patrimoine, Steven Guilbeault, n’a toujours pas déposé son projet de loi qui doit aussi viser à lutter contre la prolifération de matériel pédopornographique sur le web.

Un « renforcement de la législation canadienne sur le discours haineux » : il s’agit de la première des quatre résolutions adoptées par les élus de la Fédération canadienne des municipalités (FCM) réunis en congrès, jeudi.

Car « des actes de haine et de discrimination ont lieu chaque jour dans de nombreuses collectivités », et « les gouvernements de proximité ne peuvent pas s’attaquer seuls à ces problèmes », a dit le président de l’organisme, Garth Frizzell, conseiller municipal à Prince George, en Colombie-Britannique.

La FCM joint ainsi sa voix à celle de l’Union des municipalités du Québec (UMQ), qui a tiré la sonnette d’alarme en mars. « Le projet de loi du gouvernement fédéral est très attendu par le milieu municipal », avait déclaré sa présidente, Suzanne Roy, mairesse de Sainte-Julie.

Les chances sont inexistantes que les vœux municipaux soient exaucés dans un horizon rapproché. C’est qu’à moins de trois semaines de la fin des travaux parlementaires sur la colline d’Ottawa, le ministre Guilbeault n’a toujours pas déposé sa mesure législative.

Il avait pourtant commencé à l’effeuiller dans les médias après la publication de l’article choc du New York Times sur les pratiques du site Pornhub : lourdes amendes, entrée en poste d’un régulateur, mise sur pied d’un mécanisme d’appel.

« C’est plus complexe qu’on ne l’avait anticipé, et ça a pris beaucoup plus de temps que prévu à rédiger. Mais il est très, très avancé », expose, au sujet du projet de loi, une source gouvernementale qui a requis l’anonymat afin de s’exprimer plus librement.

La tâche confiée à Steven Guilbeault consiste à « prendre des mesures pour combattre les groupes haineux, la haine et le harcèlement en ligne, l’extrémisme violent ayant des motivations idéologiques et les organisations terroristes », stipule sa lettre de mandat.

« Clivage » droite-gauche

Il faut dire aussi que le ministre en a plein les bras depuis des semaines avec le projet de loi C-10 sur la modernisation de la Loi sur la radiodiffusion. Les conservateurs ont tiré à boulets rouges sur la proposition, qui met selon eux en péril la liberté d’expression.

« C’est certain que les six semaines qu’on a passées sur C-10, on n’a pas pu les consacrer à autre chose » ; on a aussi dû s’ajuster à l’intense campagne de l’opposition en revoyant « notre approche sur le plan stratégique » pour celui-ci, a confié cette source libérale.

Ce « clivage » qui a surgi pourrait être « annonciateur de ce qui pourrait arriver » avec le dépôt d’un projet de loi visant à encadrer le contenu circulant sur le web, croit la professeure Geneviève Tellier, de l’Université d’Ottawa.

Le chef adjoint du Nouveau Parti démocratique, Alexandre Boulerice, fait peu de cas de ces salves conservatrices. « S’ils veulent utiliser ça pour défendre des groupes d’extrême droite qui pourraient tenir des propos racistes, c’est leur choix », lance-t-il.

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Alexandre Boulerice, chef adjoint du Nouveau Parti démocratique

Cela dit, il s’explique difficilement la lenteur des libéraux à légiférer. « Veulent-ils se garder ça comme promesse électorale ? Ce serait dommage parce que c’est un vrai problème à régler », laisse-t-il tomber.

Au Parti conservateur, on « condamne le discours haineux », on croit que « le droit à la libre expression est fondamental » et on s’oppose « à la censure de matériel qui n’est pas de nature criminelle simplement parce des gens peuvent le trouver offensant », a déclaré le député Alain Rayes.

Le Bloc québécois a déjà exprimé dans le passé un préjugé favorable à la surveillance du contenu haineux en ligne.

« Ça brise des vies »

Il faut inscrire la sénatrice indépendante Julie Miville-Dechêne dans le camp des déçus – elle craint non seulement pour la concrétisation de cet engagement libéral, mais aussi pour son propre projet de loi, S-203, menacé de mort au feuilleton.

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Julie Miville-Dechêne, sénatrice indépendante

La mesure législative de l’ancienne présidente du Conseil du statut de la femme vise à exiger des plateformes offrant de la pornographie gratuite qu’elles renforcent les mécanismes de vérification de l’âge des utilisateurs.

Il y a « urgence d’agir » parce que des pratiques comme celles de Pornhub, « ça brise des vies », et qu’il est « complètement inacceptable que ce soit aux grandes plateformes de s’autoréglementer », se désole-t-elle.

Un comité de la Chambre a entendu en février dernier le témoignage de Serena Fleites, l’une des jeunes filles qui avaient raconté leur histoire au New York Times. À 19 ans, elle sait que la vidéo nue qu’elle avait enregistrée à 14 ans pour un garçon ne disparaîtra pas.

« Elle a déjà été téléchargée partout dans le monde. Elle sera toujours remise en ligne, sans cesse. Peu importe le nombre de fois qu’on la retire, elle reviendra toujours », a-t-elle affirmé aux députés.

La personne qui occuperait le poste de régulateur que souhaite créer le ministre Guilbeault serait entre autres responsable de s’assurer que les plateformes ne permettent pas la diffusion de ce type de matériel intime publié sans le consentement de celles et ceux qui y apparaissent ou de contenu pédopornographique.