La Loi sur l’assistance publique aura 100 ans en mars. Retour sur les hauts et les bas d’un siècle « d’aide sociale » au Québec – et sur le redressement spectaculaire des deux dernières décennies.

(Québec) Il y aura 100 ans, en mars, l’Assemblée nationale, qui était encore « législative », adoptait la Loi sur l’assistance publique. Devant l’augmentation de la pauvreté et les difficultés financières des institutions religieuses, le gouvernement Taschereau avait posé ce premier jalon important, projet déposé par Athanase David, secrétaire de la province et… grand-père de l’ex-députée de Québec solidaire Françoise David. « À part le ministre des Finances et de l’Agriculture, le secrétaire de la province était le ministre de tout ! », a expliqué Mme David la semaine dernière.

La loi instaure un partage des coûts pour les soins et l’internement des malades, des indigents et des orphelins. Les institutions, les municipalités et le Trésor provincial vont se partager la facture. Du côté des institutions religieuses, on s’insurge, estimant qu’on réduisait leur rôle historique. Le fondateur du Devoir, Henri Bourassa, dénoncera le gouvernement Taschereau et sa « mauvaise loi », dont les conséquences risquent d’être « fort dangereuses, menaçantes pour la liberté religieuse et l’ordre social ».

Les municipalités aussi sont mécontentes et appellent à des changements. Dix ans plus tard, la Commission des assurances sociales de Québec déposera son rapport. Mais la Grande Dépression, puis la Seconde Guerre mondiale reporteront la réforme.

Fin 1961, le gouvernement de Jean Lesage met en place un Comité d’étude sur l’assistance publique. « Lesage nous avait confié ce mandat avec l’objectif de réduire les coûts. Pour lui, il y avait beaucoup de fraudeurs, de paresseux parmi les assistés sociaux », se souvient l’ex-ministre péquiste Claude Morin, qui faisait partie du comité à titre de haut fonctionnaire. On y trouvait aussi le comptable Marcel Bélanger, ami de Lesage, et le président, le juge Émile Boucher.

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Fin 1961, le gouvernement de Jean Lesage met en place un Comité d’étude sur l’assistance publique.

À 91 ans, avec une précision déconcertante, au pied levé, M. Morin évoque le contexte de ces travaux ; la facture de l’aide sociale pour le gouvernement augmentait rapidement. Début 1960, l’aide sociale coûte mensuellement 2 millions au Trésor public ; un an plus tard, on est à 5 millions et, en 1962, la facture a grimpé à 7 millions, relève-t-il, son document entre les mains.

« Un jour, Lesage était de mauvaise humeur, il venait de voir l’augmentation des statistiques de l’aide sociale. On lui avait expliqué que c’était en partie la conséquence des promesses libérales à l’élection de 1960. Pour Lesage, il y avait bien du monde trop paresseux pour travailler, des tricheurs, des fraudeurs. Je n’aimais pas beaucoup cette prémisse – j’avais fait mes études à l’Université Columbia de New York, en économie dans le domaine social. Lesage pensait qu’on arriverait dans deux ou trois mois avec une recette pour réduire les coûts. On en a mis 18 et on a proposé un programme plus coûteux ! », résume M. Morin.

Pour ces économistes, il apparaît vite que la hausse des coûts est la conséquence de plusieurs facteurs : l’état de santé déplorable des Québécois, leur manque d’éducation et l’absence d’industrie dans bien des régions. En Gaspésie, le taux de pauvreté était de trois fois supérieur à celui de Montréal. Quant aux fraudes, elles ne sont pas plus importantes que ce qui est constaté ailleurs, aux États-Unis par exemple, soit entre 4 et 6 % des bénéficiaires.

« Il y avait un décalage immense entre la perception de Lesage, de beaucoup de ministres et de l’ensemble de la population, d’ailleurs. Ils pensaient qu’il y avait des trous dans la loi, et qu’il fallait mettre de l’ordre », résume M. Morin.

Marcel Bélanger, à l’instigation de M. Morin, est chargé de préparer le terrain auprès de son ami Lesage. M. Lesage était en même temps ministre des Finances, « on l’a progressivement amené à l’idée qu’on aurait un rapport qui changerait toute la physionomie de l’assistance sociale », se souvient M. Morin. L’administration publique québécoise était dépourvue de formation, le sous-ministre des Affaires sociales venait de l’armée canadienne.

Le comité Boucher préconise un programme unifié de sécurité du revenu, pour remplacer une série de programmes disparates visant les mères nécessiteuses, les aveugles, les invalides, etc. Surtout, le rapport propose de reconnaître le droit à l’assistance sociale pour toute personne démunie, quelle que soit la cause de son indigence.

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René Lévesque

En 1965, le dossier de l’aide sociale est pris en charge par une locomotive politique : René Lévesque. On l’oublie souvent, mais le parrain de la nationalisation de l’électricité était passé au portefeuille de la Famille et du Bien-être social. Pour lui, le rapport Boucher serait la bible des réformes à venir. « Je l’ai lu, lu, relu, étudié sur toutes ses coutures. Il doit être appliqué le plus tôt possible, et à peu près intégralement », a dit M. Lévesque dans une entrevue au Devoir.

Pour lui, c’était la fin de la « charité publique » : « Au lieu de subventionner la misère, nous subventionnons les besoins essentiels de la famille. Nous constaterons à la longue que cette politique est beaucoup plus rentable et beaucoup moins coûteuse que celle de la charité publique », soutenait M. Lévesque. Mais le gouvernement Lesage sera battu par l’Union nationale au scrutin de juin 1966, et la loi-cadre sur l’aide sociale attendra.

Le courant proposé par le rapport Boucher en faveur d’une convergence dans les initiatives sociales ne restera pas lettre morte, toutefois. À Ottawa, on avait pris bonne note de ces idées, relève M. Morin. Le gouvernement Pearson instaurera, en 1966, le Régime d’assistance publique du Canada pour le partage des coûts des programmes sociaux entre le fédéral et les provinces. C’est à cette époque que le Québec commence à obtenir du fédéral une compensation financière quand il met en place un programme semblable à une initiative d’Ottawa.