Sans hésitation, presque sans états d’âme, le gouvernement Legault recourt à la disposition de dérogation de la Constitution pour mettre à l’abri l’ensemble de son nouveau projet de loi « sur la langue officielle et commune ». Dans les officines à Québec, on ne s’attend pas à une levée de boucliers au Canada anglais.

De la même manière, la surprise de l’inscription d’une spécificité québécoise dans des dispositions constitutionnelles qui n’ont pas d’effet sur ses rapports avec Ottawa ou les autres provinces ne suscitera probablement qu’un haussement d’épaules au Canada anglais.

Un effet de toge politique plutôt qu’un coup fumant. La Chambre des communes a déjà voté deux résolutions reconnaissant le caractère distinct du Québec, sous Jean Chrétien et sous Stephen Harper. Au surplus, dans l’arrêt Ford, la Cour suprême reconnaissait déjà au Québec sa responsabilité particulière pour la défense du français.

Ces questions semblent bien théoriques aujourd’hui. Mais en 1988, Robert Bourassa avait dû encaisser les démissions de trois ministres anglophones opposés à l’interdiction de l’anglais dans l’affichage, cautionnée par un premier recours à la disposition de dérogation. Trois ans avant leur rupture définitive, Brian Mulroney et Lucien Bouchard s’étaient affrontés sur cette question. Même assiégé par ses militants, Lucien Bouchard n’avait pas voulu d’un retour à l’interdiction de l’anglais.

La disposition de dérogation, appelée aussi « clause dérogatoire » ou « clause nonobstant », avait été incluse dans la Constitution canadienne en 1982 pour soustraire aux contestations judiciaires les dispositions d’un projet de loi soumis par le gouvernement d’une province.

Ce faisant, elle rétablissait un équilibre entre le judiciaire et le législatif ; en fin de parcours, ce seront les élus qui auront le dernier mot sur les questions fondamentales.

En avril dernier, la Cour supérieure a cautionné la loi québécoise sur la laïcité de l’État notamment parce qu’elle était protégée par la disposition de dérogation. Le juge Marc-André Blanchard avait toutefois déploré que le gouvernement ait banalisé le recours à cette disposition qui couvrait la totalité de sa loi : le gouvernement « ratisse beaucoup trop large » et aurait dû agir « de façon parcimonieuse et circonspecte », avait-il affirmé. Avec le projet de loi 96, encore une fois, Québec a choisi le « mur-à-mur ».

Cette semaine, le premier ministre François Legault et son ministre Simon Jolin-Barrette ne voulaient pas préciser quels aspects du projet de loi seraient susceptibles d’être visés par une contestation judiciaire. Certains sont prévisibles. On impose aux sociétés dont la marque de commerce est en anglais l’ajout d’un déterminant en français avec une nette prédominance sur le nom du commerce. Un exemple : sur le bâtiment d’un magasin « Canadian Tire », les mots « centre de rénovation » devront apparaître en plus gros. Même chose pour « Les cafés » Second Cup. Sous les libéraux de Philippe Couillard, on s’était contenté de demander que le français ait une place « suffisante ».

Pas de levée de boucliers à prévoir. Déjà, le recours à la disposition de dérogation pour la Loi sur la laïcité de l’État n’avait guère soulevé de vagues, confie-t-on à Québec. Bien sûr, le premier ministre du Manitoba, Brian Pallister, avait fait publier une publicité au Québec invitant les fonctionnaires québécois qui tenaient à conserver leurs signes religieux à aller travailler dans sa province. À Queen’s Park, les députés avaient unanimement condamné la loi québécoise, mais le premier ministre Doug Ford, à la première occasion, avait balayé sous le tapis ce différend avec François Legault.

Le drame de Bourassa

La situation était bien différente en décembre 1988, quand Robert Bourassa avait, le premier, eu recours à la disposition de dérogation, pour soustraire de l’avis des tribunaux les dispositions du projet de loi 178 sur l’affichage commercial. À la mi-décembre, la Cour suprême avait décidé que les articles 58 et 69 de la loi 101 étaient inconstitutionnels : le gouvernement ne pouvait interdire l’utilisation de l’anglais dans l’affichage public. Bourassa voulut trouver un compromis, qui mécontenta tout le monde. L’anglais pourrait être utilisé dans l’affichage intérieur des commerces, mais à l’extérieur le français seul aurait droit de cité.

PHOTO ROBERT MAILLOUX, ARCHIVES LA PRESSE

Robert Bourassa, alors premier ministre du Québec, en septembre 1989

Pour éviter d’être débouté en cour, Québec opta pour la disposition de dérogation. De vieux amis se heurtèrent sur ce champ de bataille. Lucien Bouchard, tout nouveau secrétaire d’État fédéral, approuva sur-le-champ la décision de Bourassa, mais Brian Mulroney jugea « immoral » ce recours à la disposition de dérogation, et demanda même directement à Robert Bourassa de rebrousser chemin. Conséquence immédiate aussi, le premier ministre du Manitoba, Gary Filmon, annonça rapidement que sa province ne cautionnait plus l’entente du lac Meech, signe avant-coureur du naufrage de juin 1990.

Sur le front québécois, les dommages furent aussi considérables. Trois gros canons du Conseil des ministres, les anglophones Herbert Marx, Clifford Lincoln et Richard French, démissionnèrent. Profondément déchiré, John Ciaccia devint le seul anglophone membre du gouvernement, lui qui en 1974 avait été expulsé du caucus libéral pour s’être opposé au projet de loi 22 (Loi sur la langue officielle).

Le clivage linguistique à Montréal était encore plus profond qu’aujourd’hui. La communauté anglophone allait rompre avec sa tradition d’appui au Parti libéral et créer de toutes pièces une nouvelle formation, le Parti Égalité, qui ferait élire quatre députés aux élections de septembre 1989.

Le dossier linguistique avait été confié au DGuy Rivard, qui ne fit qu’embrouiller le débat. Un an plus tard, Claude Ryan prenait les choses en main et clarifiait la « nette prédominance » exigée pour le français : le français devait être deux fois plus important que l’anglais. Ryan indiqua que le recours à la disposition de dérogation serait temporaire, laissant prévoir qu’il ne serait pas renouvelé après cinq ans. Il fit adopter le projet de loi 86 en 1993, une réforme si proche de l’équilibre souhaité par la population que, 10 ans plus tard, les États généraux sur la langue française du gouvernement Bouchard ne proposèrent que des ajustements mineurs à la politique linguistique.