(Ottawa) Alerte à la bombe, lettres suspectes, filature, vandalisme : Justin Trudeau et des ministres fédéraux sont la cible de menaces qui débordent de la sphère du web. Entre janvier et octobre 2020, on a recensé 276 incidents menaçants, selon des documents obtenus par La Presse en vertu de la Loi sur l’accès à l’information.

Le premier ministre Justin Trudeau est visé par plus des deux tiers (188) des menaces comptabilisées par le Bureau du Conseil privé pendant les 10 premiers mois de 2020.

Le ministre de la Justice, David Lametti, a été la cible du plus grand nombre de menaces au sein du cabinet (13 en tout), tandis que la ministre de l’Infrastructure et des Collectivités, Catherine McKenna, a fait l’objet d’une menace une douzaine de fois durant cette période.

Le phénomène, qui n’épargne pas les simples députés, a d’ailleurs incité l’administration de la Chambre des communes à renforcer la sécurité des élus l’automne dernier.

Ceux qui le souhaitent peuvent désormais obtenir des caméras de surveillance à leur domicile, ou une protection policière, si cela s’avère nécessaire. Tous les députés ont reçu un avertisseur individuel mobile qui, une fois activé, permet d’alerter un centre de surveillance tiers.

« Des mesures de sécurité à un député ou à un ministre, c’était exceptionnel dans le passé. Aujourd’hui, ce qui est exceptionnel, ce sont ceux qui n’en demandent pas », a indiqué à La Presse un élu fédéral qui a requis l’anonymat afin de pouvoir discuter plus librement de la sécurité accrue pour les élus.

La violence verbale et les menaces écrites sont plus courantes. De toute évidence, la pandémie a aggravé les choses.

Un élu fédéral anonyme

En septembre dernier, le ministre du Patrimoine, Steven Guilbeault, a fait l’objet d’une filature d’un individu suspect alors qu’il se rendait à bord de la voiture de fonction du centre-ville de Gatineau, où se trouvent les bureaux de son ministère, jusqu’à la colline du Parlement.

Conduisant aussi son véhicule, l’individu a épié le ministre jusqu’à ce qu’il descende de sa voiture de fonction, en arrière de l’édifice de l’Ouest, pour se rendre à la Chambre des communes. L’incident a inquiété ses proches collaborateurs, qui ont décidé d’alerter les forces policières.

« La violence envers toute personne est inacceptable, que ce soit un élu, un journaliste, un citoyen. Nous remarquons effectivement une augmentation de nombre de signalements de menaces, en personne comme en ligne », a indiqué le ministre Guilbeault dans un courriel à La Presse.

Un projet de loi pour contrer le contenu haineux

Le ministre s’apprête à déposer un projet de loi pour encadrer le contenu haineux sur le web. La mesure législative devrait venir dans les prochaines semaines.

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Steven Guilbeault, ministre du Patrimoine canadien

Les plateformes en ligne, qui peuvent être un espace démocratique d’expression, peuvent malheureusement devenir des espaces pour la violence et même la radicalisation dans certains cas. […] La liberté d’expression comme le droit à la sécurité sont deux piliers enchâssés dans notre Charte des droits et libertés et notre gouvernement n’entend sacrifier ni l’une ni l’autre.

Steven Guilbeault, ministre du Patrimoine canadien

Au bureau de son collègue à la Sécurité publique, Bill Blair, on déplore aussi cette tendance inquiétante. « Il n’y a pas de place dans notre société pour de tels actes, et nous sommes profondément préoccupés par l’augmentation de ces menaces, en particulier à l’encontre des femmes et des personnes racialisées », a indiqué l’attachée de presse du ministre, Marie-Liz Power.

La ministre McKenna, en particulier, a vu déferler des torrents de haine à l’époque où elle était titulaire du portefeuille de l’Environnement. Il lui est « difficile de savoir » si la situation s’est améliorée depuis qu’elle a changé de portefeuille, mais « c’est beaucoup plus calme », constate celle qui se faisait traiter de « Barbie du climat » par ses détracteurs.

La ministre applaudit au passage la sortie du premier ministre québécois François Legault concernant les menaces et les insultes proférées sur les réseaux sociaux. « Je l’appuie entièrement. Il faut en parler et dire que ça ne va pas », a-t-elle affirmé en entrevue avec La Presse.

Des ministres sans garde du corps

En octobre dernier, dans la foulée d’un incident vécu par le chef du Nouveau Parti démocratique (NPD) Jagmeet Singh, La Presse a écrit aux attachés de presse de l’ensemble des cabinets ministériels – pandémie oblige – pour savoir si les mesures de sécurité avaient été resserrées autour des ministres et si, par ailleurs, ces derniers aimeraient bénéficier de la protection d’un garde du corps.

Ceux qui ont répondu l’ont généralement fait avec la phrase : « Nous ne discutons pas des questions de sécurité concernant le [ou la] ministre ». Au bureau de la ministre du Revenu national, Diane Lebouthillier, on a cependant signalé que cette dernière ne voulait pas d’un garde du corps.

Contrairement aux ministres à Québec, qui sont accompagnés par un chauffeur armé agissant comme garde du corps, les ministres fédéraux disposent d’un chauffeur qui n’est pas muni d’une arme. Ils se déplacent généralement seuls, tant sur la colline du Parlement que dans leur vie de tous les jours.

Quant aux chefs de parti, ils n’ont pas de protection de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), sauf pendant les campagnes électorales.

Au cours des 12 derniers mois, des députés de tous les partis politiques ont signalé aux autorités compétentes des incidents qu’ils jugeaient menaçants, sans forcément diffuser un communiqué de presse, a-t-on aussi souligné.

En novembre, le Bureau de la régie interne – comité où les représentants de chacune des formations politiques reconnues aux Communes discutent du fonctionnement de la Chambre – a approuvé la mise en œuvre d’un service de veille du web pour les députés afin de détecter les menaces plus rapidement.

Coûts totaux de cette mesure : 1,6 million de dollars, une somme qui comprend les frais d’installation, les coûts de fonctionnement et les salaires pour un an, et dont l’adoption découle d’une série d’incidents qui ont fait les manchettes l’an dernier.

Série d’incidents inquiétants

12 octobre 2019

PHOTO STÉPHANE MAHÉ, ARCHIVES REUTERS

Le gilet pare-balles était bien visible sous le complet de Justin Trudeau lorsqu’il est apparu devant ses partisans au rassemblement électoral de Mississauga, le 12 octobre.

Le chef libéral Justin Trudeau monte sur scène à Mississauga, lors d’un rassemblement de campagne, vêtu d’un gilet pare-balles et entouré d’officiers tactiques en uniforme et d’agents de la GRC en civil. Ces mesures exceptionnelles ont été prises parce que des menaces avaient été proférées à l’endroit du premier ministre du Canada.

24 octobre 2019

PHOTO JUSTIN TANG, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Catherine McKenna, dont le bureau de campagne a été vandalisé alors qu’elle venait d’être réélue, en octobre 2019.

Le bureau de campagne de la libérale Catherine McKenna, fraîchement réélue, est vandalisé. Une insulte misogyne a été peinte en rouge sur la vitre du local d’Ottawa. Environ un mois plus tôt, elle avait demandé un service de protection rapproché après qu’un homme lui eut balancé « F* *k you, Barbie du climat » alors qu’elle se rendait au cinéma avec ses enfants.

2 juillet 2020

PHOTO MOHAMMED KADRI, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

La grille de métal à l’entrée de Rideau Hall a été défoncée par un membre des Forces armées canadiennes au volant d’un véhicule, le 2 juillet 2020.

Un membre des Forces armées canadiennes défonce à l’aide de son véhicule la grille de métal à l’entrée de Rideau Hall. Armé, le Manitobain se dirige vers la demeure de Justin Trudeau à pied avant d’être intercepté. L’homme a été condamné à six ans de prison le 10 mars dernier, le juge déterminant qu’il avait commis « une agression armée contre le gouvernement qui doit être dénoncée dans les termes les plus forts », d’après La Presse Canadienne.

25 septembre 2020

CAPTURE D’ÉCRAN TIRÉE DE TWITTER

Un homme a suivi Jagmeet Singh à sa sortie du parlement, en septembre 2020.

À sa sortie du parlement, le chef du NPD, Jagmeet Singh, se fait suivre à la trace par un complotiste dans la rue Wellington. Il garde son calme et ignore l’homme jusqu’à ce qu’il exerce un virage vers le Château Laurier, à un jet de pierre des édifices parlementaires. Quelques jours auparavant, le même individu avait tenté de procéder à l’« arrestation citoyenne » d’un journaliste qu’il croyait être le député bloquiste Mario Beaulieu.