Rarement aura-t-on vu un premier ministre canadien solliciter autant l’avis de ses prédécesseurs. Une nouvelle tradition ? Les experts n’osent se prononcer.

(Ottawa) Qu’ont en commun Brian Mulroney, Jean Chrétien, Paul Martin et Joe Clark ? Ils sont tous montés dans l’arène politique avec l’ambition de devenir un jour premier ministre du Canada, et ils ont réussi.

À un certain moment, ils ont aussi été des adversaires à la Chambre des communes ou des rivaux au sein de leur propre formation politique. Mais depuis quelque temps, ils jouent le même rôle : ils offrent leurs précieux conseils au premier ministre Justin Trudeau et à certains de ses ministres les plus influents, comme la ministre des Finances Chrystia Freeland et le ministre des Affaires étrangères François-Philippe Champagne.

Rarement aura-t-on vu un premier ministre faire autant appel à plusieurs de ses prédécesseurs depuis que Justin Trudeau est aux commandes à Ottawa. Est-ce le début d’une nouvelle tradition ou le simple fruit d’un concours de circonstances ? Les experts n’osent se prononcer. Mais plusieurs saluent cette pratique qui exige que l’on mette de côté la partisanerie au profit de l’intérêt du pays. Car les anciens premiers ministres disposent d’un réservoir de connaissances qui demeure souvent sous-utilisé au Canada après leur départ de la scène politique.

« Je pense que c’est une bonne idée, mais ça dépend toujours des relations entre le premier ministre en poste et les anciens premiers ministres. Par exemple, quand Paul Martin est devenu chef du Parti libéral après des guerres intestines, il ne voulait rien savoir de Jean Chrétien », a analysé Daniel Béland, professeur au département de sciences politiques de l’Université McGill.

Justin Trudeau n’a jamais été en compétition directe avec plusieurs anciens premiers ministres. D’une manière ou d’une autre, ça aide. Mais il y a une limite à sa démarche, et elle s’appelle Stephen Harper.

Daniel Béland, professeur au département de sciences politiques de l’Université McGill

À la surprise générale, M. Trudeau a décidé de solliciter les conseils de l’ancien premier ministre progressiste-conservateur Brian Mulroney dans les mois qui ont suivi la victoire inattendue de Donald Trump à l’élection présidentielle des États-Unis en 2016.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Justin Trudeau et Brian Mulroney

Les appels ont été nombreux entre les deux hommes, surtout lorsque les difficiles négociations visant à moderniser l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) entre le Canada, les États-Unis et le Mexique ont été lancées.

La victoire de Donald Trump en 2016 a été « une mauvaise surprise » pour Justin Trudeau, et il était de mise qu’il fasse appel à un ancien dirigeant qui connaissait bien le régime politique américain, selon Daniel Béland.

Une main tendue remarquée

Si M. Trudeau n’est pas le premier leader à solliciter les conseils d’un prédécesseur, il est le premier à consulter un premier ministre qui n’est pas issu de son propre parti. Et plusieurs facteurs pourraient expliquer cette main tendue qui n’est pas passée inaperçue.

« Justin Trudeau connaît M. Mulroney depuis son enfance. Justin Trudeau connaît aussi le fils de l’ancien premier ministre Ben Mulroney. Donc, il y a un aspect personnel. Aussi, Brian Mulroney était avec un parti, le Parti progressiste-conservateur, qui n’existe plus aujourd’hui au niveau fédéral. Et M. Mulroney n’était pas en bons termes avec le Parti conservateur dirigé par Stephen Harper », a expliqué M. Béland.

Les conseils étaient si pertinents et utiles que Justin Trudeau a même invité M. Mulroney à rencontrer l’ensemble de ses ministres lors d’une réunion du Cabinet, en 2019.

Quand je suis arrivé à la réunion du Cabinet, ils me fixaient tous comme si j’arrivais de la planète Mars. Ce n’était pas étonnant, parce que tout ce qu’ils savaient de moi, ils l’avaient lu dans le Toronto Star !

Brian Mulroney, en mars 2019, alors qu’il participait à une conférence sur les initiatives des anciens premiers ministres à l’Université d’Ottawa

À l’époque où M. Mulroney était premier ministre, le quotidien torontois critiquait sévèrement son gouvernement progressiste-conservateur et appuyait inconditionnellement le Parti libéral du Canada et son programme politique dans ses éditoriaux.

Malgré la victoire de Joe Biden à l’élection présidentielle de novembre dernier, M. Trudeau continue de solliciter les conseils de M. Mulroney sur la délicate question des relations canado-américaines.

M. Trudeau a aussi fait appel aux services de l’ancien premier ministre Joe Clark, qui a été ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de Brian Mulroney, alors que le Canada tentait de remporter un siège non permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Sans oublier qu’il existe des liens de longue date entre lui et l’ancien premier ministre Jean Chrétien.

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Paul Martin

De son côté, la ministre des Finances Chrystia Freeland a pris l’habitude de s’entretenir régulièrement avec l’ancien premier ministre Paul Martin, qui a été le grand argentier pendant neuf ans dans le gouvernement Chrétien et qui a éliminé le déficit dans les années 1990.

Une perspective historique

Quant à lui, le ministre des Affaires étrangères, François-Philippe Champagne, n’hésite pas à donner régulièrement un coup de fil à son mentor, « le p’tit gars de Shawinigan », pour obtenir sa perspective sur les grands dossiers du jour. Il a aussi des entretiens sporadiques avec Joe Clark et Paul Martin.

J’ai toujours trouvé cela important d’avoir une perspective historique. Quand on connaît l’histoire, c’est comme cela que l’on peut mieux planifier l’avenir.

François-Philippe Champagne, ministre des Affaires étrangères

« Ces premiers ministres ont vécu de nombreux défis pendant leur mandat respectif. Alors cela aide de s’inspirer de ce qu’ils ont vécu dans le passé pour mettre en perspective les défis d’aujourd’hui et se préparer pour les défis de demain », a ajouté le ministre Champagne dans une entrevue avec La Presse.

Dans ses conversations avec Paul Martin, M. Champagne a notamment abordé les sommets du G20 – une organisation que l’ex-premier ministre a largement contribué à créer lorsqu’il était ministre des Finances.

« Les enjeux changent, les époques changent. Mais il y a des enseignements qui restent », a affirmé M. Champagne, qui a aussi pris le temps de s’entretenir avec d’anciens premiers ministres provinciaux à l’occasion, comme Lucien Bouchard, Jean Charest et Philippe Couillard.

« Je trouve cela important parce que ce sont des gens qui ont servi. Et avec le passage du temps, on reconnaît la personne qui a occupé les fonctions. Ce ne sont plus des gens d’un parti ou d’une allégeance politique, mais bien des gens avec l’expérience du service public. »