(QUÉBEC) Un gouvernement parallèle prêt à prendre, au pied levé, la relève du gouvernement Bourassa qui venait d’être élu, un scénario rendu tangible par le plus important quotidien au Canada anglais : la crise d’Octobre avait permis l’éclosion de rumeurs tenaces – des « légendes urbaines », avant que l’expression n’apparaisse.

Cinquante ans plus tard, l’idée qu’un groupe de Québécois influents puisse même songer à déloger un gouvernement légitimement élu quelques mois plus tôt paraît incroyable. Pourtant, elle a largement circulé à l’époque. Dans ses mémoires, Here Be Dragons, le réputé journaliste Peter C. Newman, alors rédacteur en chef du Toronto Star, raconte les coulisses d’une manchette de son journal en pleine crise d’Octobre.

« La menace d’un coup d’État au Québec a forcé Ottawa à réagir », titrait le Star, le plus important tirage au pays, en une. Dans le texte de nouvelle, non signé, attribué au bureau des correspondants à Ottawa, Newman avait écrit que « le facteur qui a finalement amené le gouvernement Trudeau à appliquer la Loi sur les mesures de guerre fut la conviction qu’il avait acquise de l’existence d’un plan pour remplacer le gouvernement ». Le gouvernement Trudeau « avait cru qu’un groupe de Québécois influents avait entrepris de supplanter l’administration provinciale légitimement élue ».

La genèse de cet article, aussi racontée en français dans Trudeau et ses mesures de guerre, un ouvrage collectif publié par Septentrion, est proprement étonnante. Newman raconte que Marc Lalonde, alors chef de cabinet du premier ministre Pierre Trudeau, l’avait convoqué à son bureau du Bloc de l’Est, sur la colline Parlementaire. Prévenant à l’avance qu’il nierait toujours avoir tenu ces propos, Lalonde lui explique : « Nous croyons qu’un groupe d’éminents Québécois complotent pour remplacer le gouvernement dûment élu de la province. […] Parmi les meneurs, on trouve René Lévesque, Jacques Parizeau, Marcel Pepin et Claude Ryan. Cette tentative pour établir un gouvernement parallèle doit être empêchée. »

Secoués, Newman et sa femme rentrent à leur hôtel, et tout de suite alors, Pierre Trudeau leur passe un coup de fil. « Je suis en mesure de le confirmer. Une conspiration est en cours, dirigée, entre autres, par Lévesque, Parizeau et Ryan. Il faut mettre un terme à ce mouvement vers un pouvoir parallèle », affirme Trudeau dans les mémoires du journaliste émérite.

Préparation du texte

Cinquante ans plus tard, celui qui était correspondant du Toronto Star à Montréal se souvient de l’épisode. Robert McKenzie ne savait rien des interventions de Lalonde et Trudeau, mais se rappelle que Newman était aux côtés du grand patron du journal, l’éditeur Beland Honderich, quand ce dernier lui a téléphoné.

« C’est la seule fois que le grand patron du journal m’a parlé, tu te souviens de ces choses-là. Ils me demandent de contacter quelques personnes, dont Claude Ryan, l’éditeur du Devoir, Lucien Saulnier, le numéro deux de la Ville de Montréal, pour avoir leurs commentaires. Curieusement, on ne m’avait pas demandé de joindre Lévesque. Je ne croyais pas à ce scénario. J’étais gêné, je téléphone à Ryan et Saulnier et avec beaucoup de précautions, je leur demande leurs commentaires que j’ai transmis au journal. J’avais refusé d’écrire ce texte, c’était les affaires de Newman ! »

Le texte finalement publié ne rapportera aucun nom, les avocats du Toronto Star avaient mis en garde la direction contre des poursuites potentielles.

Newman raconte aussi dans ses mémoires que Honderich avait décidé de téléphoner directement à Ryan, qui lui a répliqué sans appel : « Nous ne vivons pas dans l’Allemagne d’Hitler, vous savez. Nous sommes au Canada ! » À la suggestion de McKenzie, Newman porte attention aux déclarations de Jean Drapeau, réélu le même jour avec une écrasante majorité, 92 % des voix contre le FRAP, un parti clairement de gauche. En conférence de presse, Drapeau a remercié les électeurs pour « avoir résisté non seulement aux attaques révolutionnaires connues de tous, mais aussi aux tentatives d’établir un gouvernement provisoire qui devait présider au transfert du pouvoir constitutionnel vers un régime révolutionnaire ».

Marc Lalonde restera toujours vague sur son rôle dans cet épisode. « Qu’on ait inspiré l’article de Newman, ça m’étonnerait. Mais qu’on ait dit quelque chose d’équivalent, c’est possible, car cela correspondait à ce qu’on observait », dit Lalonde, cité par Pierre Godin dans son incontournable biographie de René Lévesque.

En août dernier, dans une entrevue à Radio-Canada, M. Lalonde est revenu sur cet épisode. « Moi, je n’y ai pas cru. Mais c’était un fait qu’il y a des choses qui ont été écrites ou dites à l’époque qui amenaient à la conclusion qu’il y avait une espèce de gouvernement parallèle qui se tenait prêt à intervenir. Cela nous apparaissait complètement farfelu. »

Même bref, six paragraphes, le texte de Newman a tout de suite fait tache d’huile. Doug Fisher, une institution au Canada anglais, y a vu une justification à l’adoption des mesures de guerre : « C’était cela ou bien le chaos. » Dans La Presse, Pierre O’Neil a qualifié les faits « d’incroyables mais apparemment vrais ».

« C’était de la folie »

Bras droit de René Lévesque, Jean-Roch Boivin se souvient de cet épisode. « D’après M. Lévesque, il n’y avait pas l’ombre d’un fondement à cette histoire. Il avait nié cela formellement, c’était de la folie », explique-t-il. La suspicion régnait partout, rappelle-t-il, Boivin avait apporté dans son sous-sol les cartons qui contenaient les cartes de membre du Parti québécois, rappelle-t-il, ironique.

PHOTO ANTOINE DESILETS, ARCHIVES LA PRESSE

Robert Bourassa, ancien premier ministre du Québec, en 1973. Dans ses mémoires, le réputé journaliste Peter C. Newman, ancien rédacteur en chef du Toronto Star, raconte les coulisses d’une manchette de son journal en pleine crise d’Octobre selon laquelle un gouvernement parallèle aurait été prêt à prendre, au pied levé, la relève du gouvernement Bourassa.

Lévesque faisait partie d’un groupe de 16 personnalités influentes qui, dans une déclaration commune, avait exhorté Robert Bourassa à négocier pour obtenir la libération des otages. Le groupe rassemblé par Claude Ryan donnait aussi un appui public sans équivoque au gouvernement Bourassa, élu avec une écrasante majorité au printemps précédent. Pierre Godin rappelle que Claude Ryan s’était longuement indigné devant la stratégie de Pierre Trudeau de créer de toutes pièces ce « putsch d’opérette ». Jean-Claude Rivest se souvient que son patron, Robert Bourassa, blaguait plus tard sur cette « menace » inventée. « Hypothèse farfelue », dira Bourassa.

En fouillant, on voit la source de cette rumeur. Claude Ryan s’en expliquera lui-même dans un livre sur la crise d’Octobre par la suite. L’idée d’un gouvernement provisoire, susceptible de remplacer celui de Robert Bourassa, avait été évoquée dans une réunion de l’équipe éditoriale du Devoir, une pure hypothèse de journalistes, réfléchissant tout haut. Mais Ryan a eu l’imprudence d’évoquer cette hypothèse avec Lucien Saulnier, président du comité exécutif de Montréal. Le bras droit du maire Drapeau transmettra rapidement ces informations à son patron, ainsi qu’à Pierre Trudeau, Robert Bourassa et Marc Lalonde. Ryan expliquera à l’époque : « Jamais il n’a été question de gouvernement provisoire. […] C’est Trudeau qui a mêlé les cartes pour justifier son extrémisme. »