(Ottawa) Alors que le président du caucus libéral assure que les députés sont unis derrière Justin Trudeau et Bill Morneau dans la tempête politique que traverse le gouvernement, des frustrations se font entendre en coulisses. Et pendant ce temps, WE Charity (UNIS), qui est au cœur de cette affaire, montre les dents.

Au lendemain d’une rencontre virtuelle des élus du caucus – et, surtout, au lendemain du récit explosif qu’a livré le ministre des Finances relativement à l’affaire WE Charity devant un comité parlementaire –, Francis Scarpaleggia assure que malgré des appels à la démission des camps adverses et de la kyrielle d’enquêtes réclamées ou déjà entamées, les troupes libérales continuent de se serrer les coudes et de regarder droit devant.

« Le caucus est extrêmement fier du travail du gouvernement, du leadership du premier ministre et du ministre des Finances dans une situation de crise inédite. Je pense que ça résume tout », a-t-il offert en entrevue avec La Presse, jeudi après-midi, prenant soin de ne pas contrevenir à la sacro-sainte règle de la confidentialité des discussions de caucus.

« Quand on roule à 200 km/h pour mettre au point des programmes, c’est évident qu’il y aura des erreurs de temps en temps », a ajouté le député Scarpaleggia – même si, dans les faits, l’erreur qu’a reconnue Bill Morneau en omettant de rembourser des frais de deux voyages avec UNIS remonte à 2017. « Écoutez, il s’est excusé de cette erreur […] Il a mis les choses au clair [mercredi], et c’est réglé », a-t-il tranché.

Au cours de la journée de jeudi, des ministres du cabinet Trudeau se sont portés à la défense de leur collègue aux Finances, dont les conservateurs et les bloquistes veulent voir rouler la tête.

Je lui fais entièrement confiance. [Bill Morneau] est extraordinairement compétent. […] Les gens ont oublié ce qui est important dans cette histoire, soit que le programme était là pour aider les jeunes.

Jonathan Wilkinson, ministre de l’Environnement

Les Mélanie Joly, Steven Guilbeault et Catherine McKenna se sont quant à eux déclarés satisfaits face aux excuses présentées par le ministre en comité.

« La cerise sur le gâteau d’hypocrisie et de suffisance »

La grogne se fait toutefois entendre en coulisses.

Un membre de la députation libérale qui a requis l’anonymat y est allé jeudi d’une charge frontale à l’endroit du premier ministre et de son ministre des Finances dans un échange avec La Presse.

« Je suis profondément révolté par l’hypocrisie manifeste de ceux qui versent dans le “faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais”. Que l’on soit rendu là où nous sommes est le reflet évident de personnes qui se jugent exemptes des règles qui s’appliquent au commun des mortels », a indiqué cet élu.

« La cerise sur ce gâteau d’hypocrisie et de suffisance fut de découvrir que le ministre des Finances, un ministre de la Couronne, s’est fait offrir des voyages parrainés (et qu’il n’a jamais déclarés), alors que c’est strictement interdit par le Code, et que nous tous, simples députés, aurions été “congédiés” sans merci si cela nous était arrivé à nous », a poursuivi ce membre du caucus libéral.

Comme plusieurs de mes collègues, de nos sympathisants et de mes concitoyens, la question qui reste est toute simple : “Où est la jugeotte de notre PM ?”. Une question qui mène inévitablement à douter de sa capacité de gouvernance… et pour moi, c’est le plus apeurant.

Un élu libéral

Une autre source libérale a soulevé que le chèque de 41 366 $ signé par Bill Morneau la journée même de son apparition en comité pose un problème de perception, note une source libérale. Car « pour plein de Canadiens, 41 000 $, c’est leur salaire annuel, voire plus que leur salaire annuel », a rappelé cette personne à La Presse sous le couvert de l’anonymat, afin de pouvoir s’exprimer plus librement.

Il y a également un sentiment que l’affaire vient saboter tout le boulot abattu depuis le début de la pandémie.

Ça allait bien, on venait pratiquement de faire un sans-faute, et on se tire dans le pied… et ça vient de qui ? Ça vient encore d’en haut, comme pour l’Aga Khan, comme pour SNC-Lavalin. Et puis c’est encore une femme [la ministre Bardish Chagger] qu’on finit par pointer du doigt.

Une source libérale

WE Charity réclame des excuses

On a senti ces derniers jours une odeur de gestion de crise chez WE Charity, qui s’est retrouvé sous le microscope médiatique comme jamais auparavant. L’organisme a commencé à transmettre aux membres de la presse parlementaire des communiqués pour opposer sa version des faits à des reportages publiés dans certains médias, ou encore à chercher à détricoter des témoignages livrés en comité.

Mardi, WE Charity a réclamé par voie de communiqué des excuses publiques à Postmedia News pour les écrits d’un chroniqueur portant sur ses propriétés immobilières. Mercredi, deux communiqués : un en après-midi pour démentir des allégations formulées par des témoins au comité des finances, puis un second sur le fil en soirée afin de souligner que c’était à Bill Morneau, comme titulaire de charge publique, de s’enquérir des frais des voyages familiaux « de courtoisie » au Kenya et en Équateur.

PHOTO CHRIS PIZZELLO, ARCHIVES ASSOCIATED

Craig et Marc Kielburger, fondateurs de WE Charity

L’organisme de bienfaisance a décliné une demande d’entrevue de La Presse avec ses cofondateurs, les frères Craig et Marc Kielburger. Les deux hommes se retrouveront néanmoins sous les projecteurs la semaine prochaine, alors qu’ils doivent comparaître devant le comité des finances à une date qui n’a pas encore été fixée.

Le premier ministre Justin Trudeau sera lui aussi interrogé par les élus de ce même comité la semaine prochaine.

Une enquête élargie réclamée

Les partis d’opposition n’ont d’ailleurs pas l’intention de lâcher le morceau; aussi, dans la foulée des aveux de Bill Morneau, les conservateurs et néo-démocrates ont-ils exhorté le commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique à élargir l’enquête qu’il avait déjà lancée sur le ministre des Finances, jeudi.

« WE Charity fait peut-être du travail humanitaire, mais comme on l’a vu dans la décision sur l’affaire de l’Agha Khan [les blâmes adressés à Justin Trudeau pour son voyage familial sur l’île privée du richissime chef spirituel], il est tout simplement inadmissible pour un ministre de la Couronne d’accepter des cadeaux de cette nature », argue Charlie Angus, du NPD, dans la missive envoyée à Mario Dion, jeudi.

Un trio de députés conservateurs a aussi interpellé l’agent indépendant du Parlement, en qualifiant Bill Morneau de « ministre scandaleux et disgracié ». En cause : l’article 11 de la Loi sur les conflits d’intérêts, lequel stipule qu’il « est interdit à tout titulaire de charge publique et à tout membre de sa famille d’accepter un cadeau ou autre avantage, y compris celui provenant d’une fiducie, qui pourrait raisonnablement donner à penser qu’il a été donné pour influencer le titulaire dans l’exercice de ses fonctions officielles ».

L’un des signataires de la lettre, Pierre Poilievre, s’est gardé de dire que l’on chercherait à renverser le gouvernement libéral minoritaire, ou de demander la peau de Justin Trudeau. « Je ne m’y opposerais certainement pas », a-t-il toutefois lancé en boutade lors d’une conférence de presse, jeudi.