Dans ce temps-là, les bureaux de l’éditorial étaient tout à l’est de la salle de rédaction de La Presse et pour s’y rendre, depuis l’ascenseur à l’extrême ouest, les invités devaient la traverser et marcher sur une cinquantaine de mètres.

C’était un jour d’octobre il y a 25 ans et Lucien Bouchard venait rencontrer l’équipe éditoriale. De ma place au milieu de la salle, je me souviens des frissons qui m’ont parcouru à la vue de cet homme, et encore aujourd’hui je ne suis pas bien certain de comprendre.

Son toupet à la Malraux tombait soigneusement au-dessus de ses yeux noirs et profonds, tantôt furieux, tantôt tendres. Bien qu’il claudiquât légèrement, il marchait avec une énergie indomptable, aidé de sa canne.

Il faut dire que Lucien Bouchard revenait du pays des morts. Un an plus tôt, à 56 ans, il avait failli mourir de la « bactérie mangeuse de chair ». Tout le Québec attendait de ses nouvelles, jour après jour, devant l’hôpital Saint-Luc. Il avait perdu une jambe et avait suivi une difficile réadaptation.

Il faut avoir vécu cette époque pour comprendre à quel point sa seule présence physique était bouleversante.

André Malraux parlait des « œuvres ressuscitées » pour expliquer l’émotion mystérieuse que produisent sur nous les chefs-d’œuvre de l’art. Comme si ces œuvres avaient visité l’au-delà, pour en revenir avec un surcroît de connaissance inatteignable pour les mortels.

Lucien Bouchard était un homme ressuscité.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Lucien Bouchard

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Mais il était ressuscité politiquement, d’abord. Il avait rompu avec le Parti conservateur et son grand ami, Brian Mulroney. Déjà souverainiste, il avait parié en 1984 sur le « beau risque » d’un fédéralisme renouvelé. Il avait été l’inspirateur de la stratégie de réconciliation constitutionnelle, pour faire signer par le Québec la Loi constitutionnelle de 1982 (toujours pas signée) en lui reconnaissant un statut de société distincte et certains pouvoirs. L’accord historique du lac Meech devait régler la question.

Quand on pense aux débats ridicules sur les faibles termes « société distincte » à l’époque, quand maintenant le Parlement a reconnu la « nation » québécoise…

Toujours est-il qu’après l’accord de Meech, il y eut l’opposition de Pierre Trudeau, il y eut Jean Chrétien, il y eut Clyde Wells, bien d’autres, et à la fin, Meech a avorté.

J’étais au congrès du Barreau en 1990, deux semaines après la démission de Lucien Bouchard du cabinet Mulroney. C’était, après celui devant la chambre de commerce à Montréal, son deuxième discours public, dans son Charlevoix chéri. Son discours, prononcé sans notes, était enflammé, brillant. Et cette assemblée généralement placide s’est levée d’un bloc pour l’acclamer. Il se passait quelque chose au Québec. Robert Bourassa aurait pu, avec cette vague, faire un référendum sur la souveraineté du Québec et l’emporter avec 65 % ou 70 %.

Lucien Bouchard incarnait une sorte de sentiment national de la majorité québécoise. Il avait travaillé de bonne foi à la réconciliation canadienne. Elle avait réussi momentanément, pour échouer tragiquement ensuite. Il avait fait le chemin de bien des Québécois, pour finir dans un cul-de-sac.

En rompant avec son vieil ami Mulroney, il s’était mis à mort socialement, pour ainsi dire, et son crédit politique était immense. Il avait traversé l’Outaouais pour renouveler le fédéralisme, puis à rebours pour faire l’indépendance.

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Puis il était ressuscité une deuxième fois, physiquement, en survivant à ce mal étrange et sinistre. Il avait beau être le politicien le plus populaire au Québec, il était en 1994 dans un no man’s land politique, à la tête d’un Bloc québécois souverainiste, coalition hétéroclite de fédéralistes déçus et d’indépendantistes fervents, à Ottawa, pendant que Jacques Parizeau était aux commandes à Québec. Jacques Parizeau avec qui, malgré son admiration, les choses ont toujours été compliquées sur le plan personnel.

Et là, jeune père de famille, en ce mois de novembre glauque, il donnait l’impression d’aller rejoindre Lévesque sept ans plus tard.

Mais il est revenu des morts.

Cette semaine, des témoins de l’époque racontaient l’effet qu’il produisait sur les foules. Ces gens qui pleuraient en le voyant.

Qui se bousculaient pour le toucher, comme le peuple faisait la queue pour aller voir le frère André, en quête d’une sorte de guérison miraculeuse, politique celle-là. Et c’était exactement ça.

Une figure christique. J’exagère, mais pas tant que ça. La ferveur par moments avait quelque chose de mystique dans un Québec encore marqué par la symbolique catholique, même s’il avait rejeté la religion.

Jacques Parizeau était le stratège. Il incarnait la compétence supérieure, il en suintait, si j’ose dire. Il avait rallié Mario Dumont et son Action démocratique, rapaillant ainsi un bout du Québec nationaliste plus conservateur. Mais sans Lucien Bouchard, jamais le Oui n’aurait atteint la presque victoire. Ce n’est pas pour rien qu’on en a fait le porte-parole.

Vingt-cinq ans plus tard, tout ça ressemble à une grande fièvre. Il faut presque revoir les images de l’époque pour se convaincre des passions du moment.

Après, il y eut le pouvoir, la gestion de l’État à la petite semaine. Lucien Bouchard est redevenu un mortel.

Mais cette année-là, il était l’homme ressuscité.