(Québec) La Société des traversiers du Québec (STQ) « n’avait pas toutes les compétences » pour mener à bien le projet de construction du F.-A.-Gauthier, le processus d’appel d’offres n’était pas collé aux pratiques de l’industrie navale et les mesures pour maintenir le service en cas d’interruption ont été « insuffisantes », conclut la Vérificatrice générale, Guylaine Leclerc, dans un rapport accablant.

Dans un « audit particulier », dévoilé jeudi, sur la gestion et les agissements de la STQ dans le cadre de la conception et construction de l’imposant navire qui assure la desserte maritime entre la Côte-Nord et Matane, la Vérificatrice générale (VG) montre du doigt plusieurs manquements.

En conférence de presse jeudi, Mme Leclerc a résumé les choses ainsi: «Je vous dirais que c'est une expérience à ne pas répéter», a-t-elle lancé.

Le fameux F.-A.-Gauthier, qui a connu moult ratés depuis son entrée en fonction en 2015, a coûté au moins 235,7 millions aux contribuables québécois (en date du 31 mars 2020) pour son achat et les frais engendrés par sa mise hors service. La STQ a payé le navire 170 millions et a investi 43,3 millions dans la mise à niveau des infrastructures portuaires de Godbout, Baie-Comeau et Matane.

Un bris des propulseurs en décembre 2018 a été le point de départ d’une longue saga alors que le F.-A.-Gauthier a été à l’écart pendant 13 mois. S’en est suivi une course à l’achat d’un bateau de relève et le déploiement de mesures exceptionnelles, comme une desserte aérienne, pour relier les deux rives.

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Guylaine Leclerc, Vérificatrice générale du Québec

La VG note que la STQ « n’a pas réussi à se doter des ressources nécessaires » pour pallier le manque de compétences au sein de son organisation lors de l’acquisition du navire et pendant la surveillance du chantier du constructeur Fincantieri, en Italie. Le chargé de projet n’avait pas les qualifications nécessaires, souligne-t-elle.

L’équipe dépêchée en Italie n’était pas assez nombreuse, des problèmes de relations interpersonnelles entre certains membres de l’équipe « ont aussi eu un impact sur l’efficacité des travaux de surveillance ».

Pourtant, le F.-A.-Gauthier est un navire utilisant des technologies innovantes – il doit être propulsé au gaz naturel – et donc, il « était impératif de mobiliser une équipe suffisante et apte à surveiller la construction du navire de cette envergure sur un chantier situé à l’étranger qui collaborait pour la première fois avec la STQ », écrit la VG.

Manque d’expérience

Ce manque d’expérience de la STQ a aussi eu pour effet que la Société « n’a pas été en mesure de tirer avantage de sa négociation avec le constructeur ».

La VG fait le constat que la STQ « n’a pas réussi à faire respecter ses droits » alors que, par exemple, Fincantieri n’a payé aucune pénalité pour le retard de livraison (le bateau devait être livré le 31 décembre 2014 et l’a plutôt été le 21 avril 2015). La STQ aurait pu alors imposer au constructeur une somme de 3,85 millions.

Par ailleurs, l’équipe de surveillance de la STQ a relevé 54 défauts qui ont été jugés « non corrigibles » par le constructeur et n’ont donc pas été réparés ou compensés pécuniairement par ce dernier. Plusieurs de ces défauts ont eu un impact sur la qualité du navire, comme une ventilation rouillée, un plancher de pont non stable et des défauts de soudures sur un réservoir de gaz naturel liquéfié.

La VG démontre que la STQ a conclu une entente avec le constructeur plutôt que d’utiliser la garantie pour corriger des panneaux de cloisons fissurés, notamment. Dans d’autres cas, la STQ a accepté que des défauts visés par des réclamations de garantie ne soient pas corrigés par le constructeur. En 2016, la STQ a conclu une entente confidentielle avec Fincantieri au montant d’un « peu plus de la moitié de la valeur estimée des réparations », écrit la VG.

Guylaine Leclerc montre du doigt le processus d’appel d’offres pour sélectionner le constructeur, Fincantieri, qui s’est avéré être le seul soumissionnaire conforme.

Elle souligne que le processus déterminé par la STQ et approuvé par le Conseil des ministres « comportait des écarts importants par rapport aux pratiques de l’industrie navale et incluait des limitations qui ont pu être perçues comme contraignantes par les constructeurs potentiels ».

Un total de 16 entreprises ont été identifiées par un courtier maritime. Seulement huit ont réussi à se qualifier, et trois ont finalement déposé une offre de prix. Deux de ces trois derniers soumissionnaires ont été écartés en raison de documents administratifs non complétés.

Selon Mme Leclerc, un processus d’appel d’offres « arrimé » avec les pratiques de l’industrie aurait permis « d’avoir une plus grande assurance quant à la qualité de la construction, au respect d’échéancier et à l’obtention d’un juste prix ».

Mesures insuffisantes

Enfin, Guylaine Leclerc estime que la STQ n’a pas prévu « les mesures nécessaires afin de limiter les risques d’interruption de service en cas d’avarie » alors que ces risques étaient « plus importants » en raison de la propulsion au gaz naturel, une technologie nouvelle.

Lors du bris des propulseurs en décembre 2018, la STQ ne possédait pas de système complet de propulsion identique à celui du navire, note-t-elle. La Société aurait dû, à tout le moins, « prévoir un plan de relève adéquat » alors que la STQ ne possédait pas de navire de relève.

La réparation et la mise hors service du F.-A.-Gauthier ont coûté 8,5 millions et les services alternatifs pour assurer la desserte maritime – un service essentiel – ont engendré des frais de 13,7 millions, dont 3,8 millions pour l’acquisition et les réparations du navire Apollo, acheté à la hâte par Québec au début de 2019.

La liaison aérienne et le service de navette ont coûté 6,3 millions.

Le Saaremaa, le navire de relève identifié par la STQ, a coûté 42,8 millions. Encore la semaine dernière, le bateau a heurté le quai de Godbout et a provoqué un énième bris de service.

Le ministre des Transports, François Bonnardel, doit réagir au dépôt du rapport de la Vérificatrice générale ce midi. Il sera accompagné du président-directeur général de la Société des traversiers du Québec, Stéphane Lafaut.

Québec a chargé la VG d’enquêter sur la construction du F.-A.-Gauthier en septembre 2019 après la diffusion d’un reportage de l’émission Enquête qui révélait que le navire était miné par des vices de construction.