Fraîchement nommé à la tête du Secrétariat aux affaires autochtones, Ian Lafrenière a reçu un mandat clair : celui de rebâtir des ponts avec les Premières Nations. Une mission qui lui avait déjà été confiée cinq ans plus tôt à Val-d’Or. Portrait.

(Québec) Octobre 2015. Des femmes autochtones de Val-d’Or allèguent, dans un reportage de l’émission Enquête, avoir été victimes d’abus sexuels et d’autres inconduites de la part de policiers de la Sûreté du Québec. C’est l’onde de choc.

La ministre de la Sécurité publique de l’époque, Lise Thériault, éclate en sanglots devant la presse. La crise explose. Le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) mènera l’enquête. Aucune des plaintes des femmes de Val-d’Or ne sera retenue. Devant la grogne, le gouvernement de Philippe Couillard déclenchera la commission Viens.

On connaît l’histoire.

Ce qu’on sait moins, c’est que celui qui allait prendre cinq ans plus tard les commandes du Secrétariat aux affaires autochtones, l’ex-policier Ian Lafrenière, a fait partie d’une équipe spéciale déployée à Val-d’Or pour apaiser les tensions et rebâtir des ponts avec les Premières Nations.

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Ian Lafrenière, ministre responsable des Affaires autochtones

C’est précisément le mandat que lui a confié le premier ministre François Legault, il y a tout juste deux semaines.

M. Lafrenière a succédé à Sylvie D’Amours, qui a été démise de ses fonctions dans la foulée de la mort tragique de Joyce Echaquan à l’hôpital de Joliette.

« Je suis très conscient de la façon dont on peut me percevoir. »

Dans ses nouveaux bureaux de la rue D’Youville, à Québec, Ian Lafrenière parle sans ambages de son passé de policier, de ses débuts en politique et des enjeux qui se posent désormais devant lui.

« Quand on m’a envoyé à Val-d’Or, on arrive et, en bon français, le feu est pris », relate-t-il en entrevue avec La Presse.

J’en ai couvert, des choses [horribles]. On dit qu’on a une carapace. Ce n’est pas vrai. C’est certain que tu arrives là, c’est troublant. Mais on avait un job à faire : c’était une mission de rapprochement.

Ian Lafrenière

Il est envoyé sur place avec son collègue Carlos DeAngelis et les instigatrices du programme Les Survivantes, les policières Josée Mensales et Diane Veillette. « On ne voulait pas arriver là avec nos gros sabots », se souvient Mme Veillette.

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Josée Mensales et Diane Veillette, policières instigatrices du programme Les Survivantes

« Ian, il a le vrai dans le regard. Les autochtones, ce sont des gens de cœur. Ils aiment ou ils n’aiment pas. […] On est arrivés avec une façon de faire, et dès le départ, on s’est rendu compte que ça ne répondait pas nécessairement à leurs besoins. On s’est ajustés, et Ian aussi », raconte-t-elle.

Les liens avec la Sûreté du Québec étaient rompus. Bien entendu, il y avait de la méfiance, mais malgré l’intensité de la crise, Ian Lafrenière estime être parvenu à établir un rapprochement tangible. Il rejette à ce propos l’idée que son passé de policier lui nuira dans ses nouvelles fonctions. Il croit, au contraire, que cela le servira.

« Je connais les limites du système. […] J’ai été dans le système policier pendant 28 ans », argue-t-il.

« Une personne ouverte et sincère »

Un an avant les évènements de Val-d’Or, il avait par ailleurs lancé un projet entre le SPVM et la police autochtone de Wemotaci, en Mauricie, après avoir constaté « un gros problème » au centre-ville de Montréal, où des autochtones vivent en situation d’itinérance.

« On ne se connaît pas », admet-il. Il part dans la communauté atikamekw, encore une fois avec l’agent DeAngelis, pour réaliser une série de capsules informatives. Les policiers de Wemotaci viennent ensuite patrouiller à Montréal. Il ne s’en cache pas, ç’a été un choc, la première fois qu’il a mis les pieds dans la communauté.

« C’est juste à côté de chez nous, et on ne sait pas », dit-il.

« Je l’ai connu il y a une dizaine d’années », se rappelle le chef de police de Pikogan en Abitibi, Jerry Mapachee, qui avait participé à l’initiative. « Il avait séjourné à Wemotaci et avait dormi dans un chalet sans électricité ni eau courante », relate-t-il.

« Je pense que ça l’avait marqué. Je l’ai toujours perçu comme une personne ouverte et sincère vis-à-vis des Premières Nations », ajoute le chef Mapachee, qui a conservé un lien « amical et professionnel » avec M. Lafrenière.

Son expérience de policier, mais aussi celle de militaire – il a conservé son grade de capitaine jusqu’à sa nomination ministérielle –, lui a fait découvrir la culture autochtone et apprécier cette relation « authentique ». Il avait à l’époque collaboré avec les Rangers dans le Nord-du-Québec.

Il confie d’ailleurs avoir formulé, « avant de se lancer en politique », son intérêt pour les Affaires autochtones, s’il faisait le saut avec la CAQ.

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François Legault annonce la candidature de Ian Lafrenière dans Vachon, en août 2018

Matthew Pearce a été 13 ans à la barre de la Mission Old Brewery. « Ce n’est pas un crime d’avoir été policier », a soutenu celui qui a pris sa retraite l’été dernier.

« Il a déjà le pouls de la situation, il est passé par là, il est déjà sensibilisé », illustre M. Pearce qui a collaboré étroitement avec M. Lafrenière après la mort de Jimmy Cloutier, un sans-abri qui avait été abattu par des policiers tout près de la Mission, en janvier 2017. « C’était un moment assez tendu, vous pouvez l’imaginer », rappelle-t-il.

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Matthew Pearce, ex-président de la Mission Old Brewery

« Ian a toujours montré une ouverture, ce n’est pas quelqu’un qui était sur la défensive ou qui ne voulait que protéger le SPVM. Il est vraiment le genre à trouver un terrain d’entente », souligne l’ex-président de l’organisme qui accueille des hommes et des femmes en situation d’itinérance à Montréal, dont une clientèle autochtone.

Nombreux appels

En entrevue, le nouveau ministre Lafrenière affirme avoir déjà appelé les voix qui ont le plus critiqué sa nomination, notamment des organisations de femmes autochtones, qui étaient sans mot devant le choix de M. Legault.

Ian Lafrenière multiplie les appels – pandémie oblige – aux quatre coins de la province depuis dix jours. Sa table de travail est déjà bien remplie, avec la mort de Joyce Echaquan, le conflit au parc de La Vérendrye et le double meurtre d’enfants à Wendake. Une première rencontre a eu lieu en personne jeudi à Québec avec le chef de l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador, Ghislain Picard.

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Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador

Les relations entre le chef Ghislain Picard et l’ancienne ministre Sylvie D’Amours étaient, faut-il le rappeler, au point mort quelques mois déjà avant sa rétrogradation, ce qui retardait la mise en œuvre des recommandations de la Commission sur les relations entre les Autochtones et certains services publics, ou commission Viens.

Le ministre Lafrenière promet maintenant des actions et veut être jugé selon celles-ci : on doit s’attendre « à une annonce par semaine jusqu’à Noël », dit-il.

Mais si le gouvernement Legault est prêt à « repartir à neuf » dans ses relations avec les autochtones, il n’a pas l’intention de bouger sur la reconnaissance du racisme systémique à leur égard.

Ian Lafrenière ne nie pas qu’il existe au Québec du racisme, de la discrimination et du profilage, mais il soutient que le terme systémique « ne fait pas l’unanimité ». Pourtant, son ancienne organisation, le SPVM, a reconnu le « caractère systémique » du racisme, notamment à l’égard des membres des Premières Nations.

Il assure qu’il pourra agir et « avancer », même si son gouvernement ne le reconnaît pas.

« Le maximum dans les limites »

L’ancien porte-parole du corps de police montréalais a l’habitude de composer avec des contraintes bien définies, estime son ex-camarade de la Sûreté du Québec, François Doré. « Ian va suivre la ligne de l’organisation pour qui il travaille, mais il va s’organiser pour t’en donner le plus possible », assure l’ex-porte-parole de la SQ.

« Je ne connais pas son opinion [sur le racisme systémique], mais je suis certain qu’il l’a en tête. […] C’est quelqu’un qui est capable de faire le maximum dans les limites qui lui sont imposées, et s’il est capable d’aller plus loin, c’est le genre de gars qui va essayer. Il a même la capacité de dépasser la ligne s’il trouve les bons arguments. »

C’est aussi un négociateur capable de compromis, assure M. Doré. « Il a cette capacité de parler à quelqu’un en le regardant dans les yeux, en l’écoutant, en présentant ses arguments. Il va vous raconter sa réalité, écouter la vôtre et trouver ce qu’il est possible de faire pour que ce soit correct pour tout le monde », indique-t-il.

« Omniprésent » et « intense »

Réputé « omniprésent », habile communicateur et homme de terrain, Ian Lafrenière fait preuve de motivation, voire d’acharnement. Ça l’a certainement servi pendant sa longue carrière au SPVM. Cela a aussi pu déplaire.

En 2016, deux ans avant son saut dans l’arène politique, l’ancien directeur Philippe Pichet l’avait éjecté sans ménagement de son poste de responsable des communications. Il affirmait que M. Lafrenière – l’un des visages les plus connus de l’organisation – avait été « surexposé ».

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L’ancien directeur du SPVM Philippe Pichet annonce le départ de Ian Lafrenière du service des communications, en juin 2016.

« C’est un “intense” », lance François Doré, qui a connu M. Lafrenière lorsqu’il s’est joint à l’équipe des relations médias du SPVM en 1996. « C’était un gars qui avait soif d’apprendre. Il voulait », se souvient-il.

« Je le connais comme un acharné, en ce sens que s’il veut un résultat, il va explorer toutes les options pour y arriver. Mais être acharné, pour certaines personnes, ça peut devenir trop », nuance M. Doré.

« Ian, il a une seule vitesse : c’est dans le tapis tout le temps », raconte le relationniste du SPVM à la retraite Daniel Lacoursière.

« Quand il a quelque chose en tête, disons qu’il ne l’a pas ailleurs, même si des fois, comme patron, ça peut être difficile. […] On peut être d’accord ou pas, mais il va aller au bout de ses convictions », assure pour sa part l’inspecteur André Durocher, qui a été son superviseur de 2000 à 2002.

« J’étais sous le choc »

C’est en 2016, alors qu’il vient justement « d’être tassé », que la directrice générale et organisatrice en chef de la Coalition avenir Québec, Brigitte Legault, sollicite Ian Lafrenière pour la première fois, en vue de l’élection partielle dans Marie-Victorin, sur la Rive-Sud, rendue nécessaire par le départ du péquiste Bernard Drainville.

« Je venais d’apprendre que j’avais décidé de quitter les communications », résume-t-il avec une pointe d’ironie. « J’étais sous le choc. J’aurais pu dire : je m’en vais ailleurs, mais une décision sur le coup de la frustration, ce n’est jamais intelligent », résume-t-il.

Il décline la proposition et poursuit son travail au SPVM où il est muté à la Division des renseignements.

« J’allais prendre un café avec lui de temps en temps. Là, je voyais qu’il n’était pas heureux », a confié le chroniqueur judiciaire Claude Poirier. « Il avait eu un grade, mais il s’ennuyait ; ce qu’il aimait, c’était faire les communications. »

En entrevue, M. Lafrenière se souvient encore de son premier jour.

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Ian Lafrenière

Mon amour-propre était caché dans le fond de mes souliers. Je m’étais fait sacrer dehors devant tout le monde.

Ian Lafrenière

Après quelques mois, « j’étais en train de dépérir », n’hésite-t-il pas à dire. C’est sa femme, elle aussi membre des forces de l’ordre, qui lui a dit : « Rappelle-les, vas-y. »

Père de deux filles de 11 et 12 ans, Ian Lafrenière, 48 ans, a longtemps hésité à faire le saut en politique, alors que sa famille a été fortement ébranlée par le printemps érable, en 2012. Il admet en garder des séquelles. À l’époque, sa famille avait dû être placée sous protection et des mesures de sécurité avaient été prises au CPE de ses filles.

En vue des élections générales de 2018, la CAQ tenait à former une « équipe intégrité ». Sonia LeBel, ex-procureure en chef de la commission Charbonneau, s’était jointe au parti en 2017. Des députés incitent donc Ian Lafrenière à se lancer en politique, dont Jean-François Roberge.

À l’été 2017, sa décision est prise. Mais « l’impensable » se produit un dimanche soir de décembre, alors que Martin Prud’homme, qui obtient le mandat de redresser le SPVM après le départ de Philippe Pichet, convoque Ian Lafrenière au quartier général de la Sûreté du Québec. Il veut le ramener aux communications.

Il négocie finalement une entente avec M. Prud’homme et accepte de rester en fonctions jusqu’au mois d’août 2018. Le nouveau patron du SPVM n’apprendra qu’une semaine avant son départ que sa recrue part faire de la politique. M. Lafrenière informera son père et son frère, aussi policier, le jour même.

Le candidat dans Vachon, plus prenable que Marie-Victorin, sera confirmé par le premier ministre François Legault le 21 août, à 30 jours du scrutin général.

Débuts sur les lignes de côté

« Il m’avait appelé pour me dire qu’il avait été approché pour faire de la politique », se rappelle Claude Poirier. « Je lui ai dit : “Tu peux l’essayer, Ian.” […] Mais je lui ai aussi dit qu’il faudrait qu’il fasse ses classes. Je lui ai dit : “Attends-toi pas à être nommé ministre la première shot, t’as pas d’expérience !” »

La recrue de François Legault n’accède d’ailleurs pas au Conseil des ministres après le scrutin de 2018. Ian Lafrenière est nommé adjoint parlementaire de la ministre de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault. Il occupera aussi les mêmes fonctions au Secrétariat aux affaires autochtones, sous Sylvie D’Amours.

« Ian, c’est une bonne prise pour la CAQ », souligne le chef parlementaire du Parti québécois, Pascal Bérubé. « Je n’ai que du positif à dire sur Ian Lafrenière », ajoute son adversaire politique.

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Pascal Bérubé, chef parlementaire du Parti québécois

Ça fait 13 ans que je suis député, j’en ai vu passer, des élus, et Ian Lafrenière, c’est la gentillesse, la sincérité, on sent ça tout de suite.

Pascal Bérubé, chef parlementaire du Parti québécois

La députée libérale Christine St-Pierre a pu côtoyer l’élu de Vachon lors de la commission spéciale sur l’exploitation sexuelle des mineures, que M. Lafrenière a présidée jusqu’à sa nomination à titre de ministre. « Je dois dire que ç’a été impeccable. Il est très à l’écoute, il collabore bien, il n’est pas arrogant. Ça serait malhonnête pour moi de dire qu’il y a eu du négatif pendant les travaux », dit-elle.

C’est dans le cadre des travaux de cette commission qu’il retourne entre autres à Val-d’Or. « On avait des craintes au début, on avait peur que ce soit un autre rapport qui serait tabletté, souligne la cheffe de Lac-Simon, Adrienne Jérôme. M. Lafrenière, il a un grand respect pour nous, mais le respect, ça se gagne. »

« Je vais le regarder aller, tout le monde a droit à sa chance », ajoute-t-elle.

Disponible « avec un grand D »

« Si j’ai un mot pour le décrire : c’est rassembleur », illustre Daniel Lacoursière, qui a travaillé sous la supervision de Ian Lafrenière pendant sept ans.

Un brin hyperactif aux yeux de ceux qui l’ont côtoyé, Ian Lafrenière a néanmoins la réputation d’être « disponible avec un grand D », comme l’indique André Durocher.

Le président d’Info-Crime, Jean Touchette, parle d’un « gars de terrain » qui n’a pas peur de mettre la main à la pâte. « Même s’il avait le grade d’inspecteur, Ian, c’est le gars que ça ne dérange pas de distribuer les boîtes à lunch dans l’autobus », illustre celui qui a rendu hommage à M. Lafrenière lors de son départ en 2018.

On peut faire des blagues sur les épluchettes de blé d’Inde quand tu fais de la politique, mais pour Ian, passer une journée à serrer des mains et voir des gens, c’est à lui que ça fait plaisir. Il était comme ça il y a 20 ans !

André Durocher, ancien responsable des communications du SPVM

Passionné de football, Ian Lafrenière s’est lié d’amitié avec l’ex-joueur des Alouettes de Montréal Étienne Boulay, à l’époque où ce dernier s’entraînait avec le frère de Ian. Il avait convaincu l’animateur d’offrir un entraînement à des jeunes en difficulté du secteur de Verdun.

« Quand j’ai admis que j’avais des problèmes de consommation, je me disais que peut-être des gens comme lui auraient voulu se dissocier de moi », relate-t-il. « Au contraire, il m’a envoyé des messages de soutien, il essayait de me remonter le moral. Ça me prouve qu’il a un côté humain très fort. »

– Avec Tommy Chouinard et Vincent Larouche, La Presse