(Québec) François Legault dénonce un « dérapage important » à l’Université d’Ottawa, où la suspension de la professeure Verushka Lieutenant-Duval, qui a prononcé le mot « nègre » dans un cadre académique, suscite une importante controverse. Alors que sa collègue Geneviève Guilbault accuse l’université d’avoir jeté « cette professeure en pâture à des militants agressifs qui tiennent des propos violents envers elle et les francophones », le premier ministre du Québec compare la situation à une forme de « police de la censure ».

Mme Lieutenant-Duval a été suspendue à la fin septembre après avoir utilisé le mot commençant par N dans son cours pour expliquer la notion de récupération. La professeure en histoire et théorie de l’art a depuis été réintégrée dans ses fonctions.

En point de presse à Québec mardi, M. Legault a affirmé qu’il « n’arrive vraiment pas à comprendre la décision de l’université » d’avoir suspendu la professeure et de la blâmer, alors qu’elle est maintenant victime de propos violents de la part de certains étudiants.

« Il y a une exagération du côté de la rectitude, comme si pour corriger des problèmes, on en fait trop et là on a dépassé les limites », a-t-il ajouté, précisant qu’il ne se priverait pas d’aborder l’enjeu avec son homologue ontarien Doug Ford.

Dans un texte publié mardi sur sa page Facebook, la vice-première ministre Geneviève Guilbault a également affirmé que la professeure « a utilisé un mot dans un contexte académique, qui dans un autre contexte peut être très insultant et agressant pour les personnes noires, [mais qu’elle] n’avait aucune intention de blesser qui que ce soit et elle s’est excusée si ça avait été le cas. »

« Elle a néanmoins été suspendue par l’Université. Des étudiants militants s’en sont violemment pris à elle sur les réseaux sociaux, ce qui est en soi inacceptable. 34 collègues de la professeure ont pris sa défense et ont à leur tour subi les attaques violentes des militants, qui se sont attaqués au fait qu’ils étaient francophones », a déploré la vice-première ministre. Les chefs des partis d’opposition ont également dénoncé mardi le traitement qui a été réservé à Mme Lieutenant-Duval (voir plus bas dans le texte).

Lundi, le recteur de l’Université d’Ottawa, Jacques Frémont, a affirmé que Mme Lieutenant-Duval faisait partie du groupe majoritaire et qu’elle avait commis une erreur en utilisant le mot N, malgré qu’elle le faisait pour donner du contexte à une théorie enseignée. M. Frémont a affirmé que les membres des groupes dominants n’ont pas la légitimité de décider ce qui est une microagression.

« Lors de l’incident, l’enseignante avait tout à fait le choix, dans ses propos, d’utiliser ou non le mot commençant par N ; elle a choisi de le faire avec les conséquences que l’on sait », a dit le recteur.

« On doit avoir une réflexion là-dessus. Les universités doivent être des lieux de liberté. Liberté de pensée et liberté d’expression. Comme partout, si des propos racistes sont tenus, la personne doit être punie. Mais la censure et les attaques violentes sur les réseaux sociaux ne font sûrement pas partie de la solution », a affirmé Geneviève Guilbault mardi.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

La vice-première ministre Geneviève Guilbault

Un mot, plusieurs connotations

Fait à noter, le mot que Verushka Lieutenant-Duval a utilisé dans son cours en anglais est « n***** » et non « negro », un terme qui est réputé plus neutre. En français, on a longtemps parlé, par exemple, d’« art nègre », dont l’usage disparaît pour être remplacé par « art africain ».

Les pétitions sur la controverse se multiplient. Trente-quatre professeurs de l’Université d’Ottawa ont d’abord défendu leur collègue, disant que l’université était un lieu de débats où devaient être favorisés « le développement de l’esprit critique et la liberté universitaire, liberté qui peut parfois s’exercer au détriment du clientélisme, mais qui participe de toute forme de libération véritable ».

Une autre pétition, signée par 600 professeurs de plusieurs universités, a condamné la réaction du recteur Jacques Frémont et du doyen de l’Université d’Ottawa, Kevin Lee, selon lequel le mot est « offensant et il est totalement inacceptable de l’utiliser dans nos salles de classe ainsi que sur notre campus ». Les 600 enseignants condamnent cette réaction et disent attendre que « ce grave précédent qui attaque de front la liberté de l’enseignement et qui mine le champ des connaissances et de la recherche » soit corrigé.

Mardi, dans une autre pétition qui circule sur internet, d’autres professeurs écrivent que « toute personne qui souhaite utiliser ce mot peut le faire librement. Allez-y. Cependant, étant donné la nature dialectique du racisme et de la suprématie blanche, il continuera d’y avoir des personnes qui s’opposeront à l’utilisation de ce mot et confronteront ceux et celles qui insisteront sur leur droit de l’utiliser ».

« De notre point de vue, le mot “n” est peut-être l’insulte raciale la plus connue et la plus violente », écrivent les signataires.

Les auteurs de cette dernière pétition évoquent l’historienne afro-américaine Dre Elizabeth Stordeur Pryor et soulignent que l’histoire du mot N remonte au développement de l’esclavage, il y a des centaines d’années. « Cependant, le mot n’a pas commencé à connaître un usage répandu avant le XIXe siècle, lorsque les peuples noirs asservis des États-Unis ont “osé” se libérer de l’esclavage. Prononcer ou écrire ce mot, c’est perpétuer la circulation d’un vocable dont le seul but a été, et continue d’être de déshumaniser les personnes noir.e.s ».

Les oppositions dénoncent un dérapage

À Québec, les partis d’opposition ont tour à tour dénoncé mardi ce qu’ils ont qualifié de « dérive » et de « rectitude politique » à l’Université d’Ottawa. La cheffe du Parti libéral, Dominique Anglade, a affirmé que le mot « nègre » pouvait être utilisé selon les contextes dans un cadre académique, comme l’a fait la professeure Verushka Lieutenant-Duval.

PHOTO JACQUES BOISSINOT, LA PRESSE CANADIENNE

Dominique Anglade

« Je crois que c’est une dérive de vouloir écarter complètement ce mot parce que des gens se sont réapproprié ce mot. Césaire qui disait “Nègre j’étais, Nègre je resterai”, il faut être capable de raconter cette histoire-là », a-t-elle dit.

Mme Anglade, qui est la première femme noire cheffe d’un parti politique au Québec, estime que les universités doivent rester des endroits où il est permis de discuter du « mouvement de la négritude et de la réappropriation de ce terme par des intellectuels francophones antillais et africains ». Elle a également soutenu mardi qu’il fallait de même souffle reconnaître le racisme qui est toujours vécu sur les campus universitaires québécois, de même que le caractère « systémique » du racisme au Québec.

Le chef du Parti québécois, Paul St-Pierre Plamondon, a pour sa part dénoncé la « rectitude politique » et « l’hypersensibilité de certains groupes militants qui veulent dicter au reste de la société les mots et les débats qui sont permis en fonction de leurs sensibilités ». Il a notamment proposé de mettre en place une politique qui garantit la liberté de débats dans les universités.

La cheffe de Québec solidaire, Manon Massé, a pour sa part demandé au recteur de l’Université d’Ottawa, Jacques Frémont, « de revenir sur sa position et d’accepter que quelque part, l’enseignement comporte des bouts d’histoire qui ne sont pas faciles ».

Son adresse publiée en ligne

En entrevue avec la chroniqueuse de La Presse Isabelle Hachey, Verushka Lieutenant-Duval a déploré mardi que « le seul fait de prononcer un mot vous fait devenir instantanément une personne raciste. »

« Je trouve ça extrêmement perturbant. Cela ouvre la porte à tellement de dérives, », a-t-elle dit. La professeure a réitéré qu’elle n’avait jamais eu l’intention de blesser quiconque. Mme Lieutenant-Duval a également affirmé qu’elle avait désormais peur pour sa sécurité, alors qu’une étudiante a publié sur les réseaux sociaux son numéro de téléphone et son adresse personnelle.

« Ce qui me trouble également, c’est de voir l’Université jeter cette professeure en pâture à des militants agressifs qui tiennent des propos violents envers elle et les francophones. Je ne peux m’empêcher d’y voir une certaine lâcheté de la part de la direction », a déploré de Québec Geneviève Guilbault.

La vice-première ministre, dont le gouvernement ne reconnaît pas le caractère « systémique » du racisme au Québec, a affirmé qu’en « important des idéologies en provenance des États-Unis, on se retrouve à provoquer les mêmes tensions sociales. On n’a pas besoin de ça ici. »

« Depuis quand insulter des professeurs d’université parce qu’ils sont francophones fait avancer la lutte contre le racisme ? », a-t-elle questionné.