(Québec) L’émergence forcée (et parfois appréciée) du télétravail en temps de pandémie oblige l’économie du Québec à faire un bond dans le temps. Cela concerne les entreprises, qui revoient leurs pratiques, mais aussi le gouvernement Legault, qui prépare un vaste chantier pour moderniser les lois qui encadrent le monde du travail.

Le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Jean Boulet, affirme que l’enjeu des relations de travail « est devenu extrêmement préoccupant pour les employeurs, les syndicats et les travailleurs ». En entrevue avec La Presse à l’occasion de la fête du Travail, il explique être prêt à « rouvrir » des lois, à les adapter à la nouvelle réalité du télétravail et à trouver des réponses à des questions criantes, notamment en ce qui a trait à la santé et à la sécurité des employés, à la prévention du surmenage et au « droit à la déconnexion ».

« [Au Ministère], on fait l’inventaire des répercussions légales du télétravail pour voir comment on doit adapter nos lois à cette nouvelle réalité », annonce-t-il. Déjà, le ministre du gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ) affirme qu’il faudra certainement rouvrir le Code du travail, la Loi sur les normes du travail, la Loi sur la santé et la sécurité du travail et la Loi sur les accidents de travail et les maladies professionnelles.

Des avantages, mais aussi des inconvénients

En raison de l’épidémie de COVID-19 qui a paralysé l’économie une bonne partie de l’hiver et du printemps derniers, de nombreux Québécois ont été initiés au télétravail. Selon un sondage de la firme ADP publié la semaine dernière, près de 60 % des Québécois voudraient continuer à travailler au moins trois jours par semaine à distance, même si à Montréal, par exemple, les tours de bureaux peuvent désormais accueillir jusqu’à 25 % de leurs effectifs.

Le ministre du Travail n’est pas surpris de ces résultats. Après tout, rappelle-t-il, le télétravail apporte son lot d’avantages : flexibilité de l’horaire, conciliation travail-famille, réduction des frais de déplacement et de repas, entre autres.

Mais les lois du Québec ne sont pas entièrement adaptées à ce bond dans le temps qu’a entraîné la pandémie. En matière de santé et de sécurité du travail, « s’il y a des lacunes [sur le plan] du mobilier utilisé à la maison, des problèmes ergonomiques, qu’est-ce qui va se passer s’il y a un accident de travail ou une maladie professionnelle ? », se demande M. Boulet.

« En cas de réclamation, que va faire la CNESST [Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail] ? Quelqu’un qui s’enfarge dans le tapis en montant les marches, qui a une entorse lombaire, qui fait des mouvements répétitifs, comment fait-il la preuve qu’il s’agit d’un accident de travail ? », poursuit-il.

Pour répondre à ces questions précises et pour éviter une multiplication des problèmes à l’avenir, le ministre a mandaté le Conseil consultatif du travail et de la main-d’œuvre pour « dégager un consensus et [l’orienter] pour avoir une vision claire de l’avenir du télétravail ». Ce comité réunit notamment le Secrétariat du travail et les principales organisations syndicales et patronales du Québec.

Droit à la déconnexion

En matière de droit à la déconnexion, Jean Boulet a raffiné sa connaissance de l’enjeu au cours des derniers mois. Québec solidaire a notamment proposé par le passé d’encadrer ce droit, comme cela se fait en France, où les entreprises doivent depuis 2017 protéger le droit de leurs employés qui ne souhaitent pas être joignables en tout temps, en cette ère où les téléphones intelligents connectent la maison au bureau de jour comme de soir.

« Quand on m’avait interpellé sur le droit à la déconnexion à l’Assemblée nationale, j’avais dit que je ferais une analyse de toutes les conventions collectives au Québec pour voir si de telles clauses existaient. Il y en avait une. Ce n’est pas quelque chose qui est négocié par les employeurs et les syndicats pour l’instant », affirme le ministre.

Le droit à la déconnexion, [si on l’applique], il faut que ça soit adapté à chaque milieu. […] L’important, c’est que l’employeur en tienne compte dans sa rémunération quand la personne doit rester connectée et répondre à des appels en dehors des heures de travail.

Jean Boulet, ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale

Car en matière d’heures supplémentaires travaillées, le télétravail amène encore une fois son lot de défis. Jean Boulet craint une « augmentation considérable du temps supplémentaire non rémunéré », alors que la flexibilité qu’apprécient les employés en télétravail rend aussi un peu plus flou le moment du début et de la fin d’une prestation d’emploi.

Prévoir un cadre

Manon Poirier, directrice générale de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés, affirme qu’un projet de loi sur la déconnexion, si Québec va un jour de l’avant avec cette idée, doit être le plus flexible possible.

« L’idée n’est pas d’imposer des règles strictes, mais d’inviter les employeurs à établir le cadre [d’une prestation de travail] et les attentes envers leurs employés », affirme-t-elle à La Presse.

Mme Poirier affirme aussi que « beaucoup de lois qui encadrent le travail au Québec ont été pensées d’une manière traditionnelle, avec un employeur unique à temps plein et [une prestation de travail] du lundi au vendredi, de 9 h à 17 h ». Il faut les moderniser, plaide-t-elle à son tour.

L’Ordre est aussi inquiet ces jours-ci de l’enjeu du harcèlement au travail, qui ne s’est pas estompé malgré la pandémie de COVID-19. Selon un sondage qui a été réalisé à son compte auprès des travailleurs québécois, 29 % des répondants ont indiqué « avoir été personnellement victimes ou témoins d’une situation de harcèlement, alors qu’ils n’étaient que 18 % en 2016 ».

« On aurait pu penser que le harcèlement ferait une pause [avec le télétravail], mais ce n’est pas le cas. […] Plusieurs constatent que les relations de travail peuvent être plus difficiles à distance. Dans certaines organisations, les pressions financières peuvent aussi faire monter la pression sur les individus et les gestionnaires. Ce sont des ingrédients déclencheurs de comportements de harcèlement », affirme Manon Poirier.

« Depuis plusieurs années, un enjeu important pour les organisations, c’est la santé psychologique. On a vu une recrudescence des invalidités à court et à long terme pour des raisons associées à la dépression et au burn-out. […] Ce qu’on espère voir dans une [réforme] de la Loi sur la santé et la sécurité du travail, c’est qu’on mise sur la prévention. Il faut que les organisations, de la même façon qu’elles ont appris à prévenir les risques d’accident physique, mettent des moyens en place pour prévenir les problèmes de santé mentale », conclut-elle.