(Ottawa) Le premier ministre Justin Trudeau jure qu’il n’a joué aucun rôle dans le choix de WE Charity pour gérer le programme de bourses étudiantes, et qu’il a même résisté à la recommandation de la fonction publique puisqu’il s’inquiétait de la façon dont cela pourrait être perçu.
« L’organisme UNIS n’a pas reçu de traitement de faveur. Ni de moi ni de qui que ce soit d’autre [...] Ni moi ni mon personnel avons tenté de dicter ou d’influencer la recommandation émise par la fonction publique concernant l’organisme UNIS », a-t-il déclaré jeudi après-midi par visioconférence en direct de sa demeure de Rideau Cottage, à Ottawa.
Le premier ministre a soutenu qu’avant la rencontre du cabinet du 8 mai dernier, il ignorait que WE Charity avait été retenu pour administrer le programme plutôt que Service jeunesse Canada. L’idée était celle de la fonction publique, «et je n’ai absolument rien fait pour influencer cette recommandation », a-t-il tranché.
En fait, il a dit avoir été si sceptique en sachant que « des questions allaient être soulevées en raison des liens avec [sa] famille » et l’organisme de bienfaisance qu’il a demandé à ce que cet item qui était à l’ordre du jour de la réunion du conseil des ministres soit retiré en attendant que l’on procède à des vérifications.
«J’ai résisté. Je voulais être certain que la proposition de laisser WE Charity piloter la Bourse canadienne pour le bénévolat étudiant avait fait l’objet d’un examen suffisamment rigoureux», a argué Justin Trudeau dans sa déclaration d’ouverture.
Le chef libéral a de nouveau présenté ses excuses de ne pas s’être récusé des discussions du cabinet. Et pour la première fois, il a signalé qu’il n’était pas au courant que sa mère Margaret et son frère Alexandre avaient touché des centaines de milliers de dollars pour leur participation à des événements WE entre 2016 et 2020.
Martelant que sa famille n’aurait aucunement bénéficié de l’octroi ce contrat sans appel d’offres dont la note aurait pu atteindre jusqu’à 912 millions, il a tenu à spécifier que sa relation avec les cofondateurs Craig et Marc Kielburger n’en était pas une de proximité. « Je ne suis pas ami avec les Kielburger », a-t-il lancé.
Voyages de Morneau : Trudeau ne savait pas
Les députés ont eu devant eux le premier ministre pendant une heure et demie. Cela ne les a pas empêchés de braquer leurs tirs sur son ministre des Finances Bill Morneau, qui avait admis la semaine passée avoir omis de rembourser 41 366 $ à WE Charity pour deux voyages familiaux au Kenya et en Équateur, en 2017.
Invité à dire s’il était au courant de ces déplacements, Justin Trudeau a nié. Il savait, en revanche, que l’une des filles du ministre des Finances, Clare, avait des liens avec l’organisme de bienfaisance, mais pas que l’autre, Grace Acan, travaillait à contrat pour WE.
L’opposition conservatrice, qui veut voir une tête rouler, s’est demandé si quelqu’un allait en effet écoper. « Quelqu’un devrait rendre des comptes... qui va être tenu responsable ? Quel ministre allez-vous congédier ? », a insisté le député Michael Barrett.
Les faits
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Dans le camp néo-démocrate, le député Charlie Angus a quant à lui accusé le premier ministre Trudeau de se cacher derrière la fonction publique pour sa défense. «C’est vous qui êtes élu, c’est vous qui êtes imputable et qui devez assurer aux Canadiens que l’argent public est bien dépensé», lui a-t-il reproché.
«J’ai aussi des regrets», dit Katie Telford
Une fois que Justin Trudeau eut tiré sa révérence, sa cheffe de cabinet, Katie Telford, a pris le relais. Elle a, sans grande surprise, confirmé la version des faits de son patron et fait écho à ses excuses. «J’ai aussi des regrets», a-t-elle laissé tomber dans son allocution d’ouverture.
Avec du recul, le dossier aurait pu être mieux géré, a concédé la proche collaboratrice, qui ne s’exprime que très rarement publiquement. «On aurait dû éviter qu’il y ait une apparence de favoritisme [...] On opère dans l’arène politique, et la perception est importante», a-t-elle lâché.
La stratège a mentionné que l’implication de Sophie Grégoire Trudeau à WE Charity avait été divulguée au commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique. Aucun drapeau rouge n’ayant été levé, cet aspect de l’enjeu a rassuré le bureau du premier ministre, a indiqué Mme Telford.
Ambiance tendue
Les échanges en comité ont encore une fois donné lieu à quelques flammèches.
Peu avant le début de la séance, le conservateur Pierre Poilievre a cherché à semer un doute sur la partialité du président du comité, le libéral Wayne Easter. « Imaginez la pression à laquelle le président libéral Wayne Easter subit pour voler au secours de [Justin] Trudeau pendant l’audience », a-t-il écrit sur Twitter.
Les deux hommes avaient eu une prise de bec mardi lors de la comparution des cofondateurs de WE Charity, les frères Craig et Marc Kielburger. Face au refus de Pierre Poilievre de laisser aux témoins l’occasion de répondre aux questions, le président était allé jusqu’à menacer de suspendre la réunion.
Malgré les nombreuses interruptions dont ils ont fait l’objet, les frères Kielburger ont fourni quelques nouveaux éléments d’information. Ils ont notamment révélé qu’en plus de verser environ 312 000 $ en cachets à Margaret Trudeau, la mère du premier ministre, pour 28 discours, l'organisation a épongé 167 944 $ en dépenses, et 25 326 $ pour sept participations de Sophie Grégoire Trudeau, la femme de Justin Trudeau.
Impact sur les intentions de vote
L’affaire WE Charity a fait dégringoler la cote de popularité du gouvernement libéral et celle du premier ministre Justin Trudeau, selon ce que démontre un sondage de la firme Abacus qui a été rendu public jeudi.
Les intentions de vote pour les libéraux ont chuté de 6 points de pourcentage depuis le 20 juin dernier, passant de 40 % à 34 %. La glissade ne profite cependant pas forcément aux conservateurs, qui ont vu leurs intentions demeurer stables, passant de 29 % à 30 % pour la même période.
La saga a aussi nui à l’image de Justin Trudeau : les impressions négatives à son égard ont grimpé de 5 points de pourcentage, et pour la première fois depuis plusieurs mois, un plus grand nombre de personnes ont une mauvaise image du premier ministre plutôt qu’une perception positive.
Le coup de sonde d’Abacus a été mené auprès de 1500 personnes du 27 au 29 juillet. S’il s’était agi d’un échantillon probabiliste, il comporterait une marge d’erreur de 2,6 %, 19 fois sur 20.
L’affaire WE Charity en quelques dates
- 5 avril 2020 : Le premier ministre Justin Trudeau et le ministre des Finances Bill Morneau ont un échange au téléphone. Ils discutent des façons de venir en aide aux étudiants, dont les perspectives d’emploi d’été ont été affectés par la pandémie.
- 9 avril 2020 : L’organisme de bienfaisance WE Charity (Mouvement UNIS en français), qui avait été contacté par le bureau du ministre Morneau deux jours plus tôt, envoie une proposition non sollicitée au gouvernement concernant un programme d’entrepreneuriat étudiant.
- 21 avril 2020 : Une proposition formelle est envoyée par WE Charity. Le ministre des Finances approuve les paramètres de la création de la Bourse canadienne pour le bénévolat étudiant (BCBE). Le premier ministre Trudeau annonce sa mise sur pied prochaine en conférence de presse le lendemain.
- 22 mai 2020 : Le conseil des ministres approuve la création du programme de bourses, dont la responsabilité est confiée à la ministre de la Diversité, de l’Inclusion et de la Jeunesse Bardish Chagger. Le premier ministre Trudeau et le ministre Morneau sont présents lors des discussions et de l’approbation de la BCBE.
- 25 juin 2020 : À Rideau Cottage, Justin Trudeau annonce les détails du programme. Un document d’information gouvernemental mentionne le rôle qui reviendra à WE Charity dans sa mise en oeuvre. Dans les jours suivants, des critiques font surface en raison des liens entre le premier ministre et sa famille avec l’organisation.
- 3 juillet 2020 : La controverse ne cessant de prendre de l’ampleur, UNIS annonce son retrait du projet « à contrecœur ». Le même jour, le commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique annonce l’ouverture d’une enquête sur Justin Trudeau.
- 9 juillet 2020 : Le média indépendant Canadaland et CBC rapportent que des membres de la famille du premier ministre ont touché de généreux cachets pour leur participation à des événements de WE Charity : 250 000 $ dans le cas de Margaret Trudeau, sa mère, et 32 000 $ pour Alexandre Trudeau, son frère.
- 10 juillet 2020 : Le média indépendant Canadaland et CBC rapportent que la famille de Bill Morneau a aussi des liens très étroits avec l’organisme. Ses deux filles y sont impliquées. La première, Clare, a livré trois discours lors de Journées WE Charity, sans toutefois être rémunérée, tandis que la seconde, Grace Acan, est une employée contractuelle depuis août 2019.
- 13 juillet 2020 : Justin Trudeau et Bill Morneau s’excusent de ne pas s’être récusés des discussions du cabinet sur WE Charity, plaidant tous les deux avoir commis une erreur qu’ils regrettent.
- 16 juillet 2020 : La ministre Bardish Chagger indique dans son témoignage au comité des finances qu’UNIS aurait pu toucher jusqu’à 43,5 millions pour livrer le programme, et non 19,5 millions comme il avait été affirmé auparavant. Le commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique annonce l’ouverture d’une enquête sur Bill Morneau.
- 22 juillet 2020 : Devant le comité des finances, le ministre Morneau annonce qu’il a omis de payer 41 366 $ en dépenses pour deux voyages que des membres de sa famille et lui-même ont faits avec WE Charity en 2017 au Kenya et en Équateur. Il a envoyé un chèque à WE Charity peu avant sa comparution.
- 28 juillet 2020 : Les cofondateurs de WE Charity, Craig et Marc Kielburger, témoignent devant le comité permanent des finances. Ils plaident que l’organisme n’aurait pas fait un sou avec le contrat, et que leurs liens politiques avec le clan Trudeau n’avaient rien à voir avec le fait qu’ils aient obtenu le mandat. Marc affirme aussi que le programme aurait coûté entre 200 et 300 millions au trésor public, et non 912 millions.
- 30 juillet 2020 : Le premier ministre Justin Trudeau et sa cheffe de cabinet Katie Telford comparaissent au comité permanent des finances.