(OTTAWA) À la tête d’un gouvernement minoritaire depuis octobre dernier, le premier ministre, Justin Trudeau, n’a jamais semblé aussi solidement en selle que durant la pandémie de COVID-19.

L’appui à ses troupes dans les sondages a fait un bond de près de 10 points de pourcentage au cours des dernières semaines, notamment depuis qu’il tient des conférences de presse presque quotidiennes à Rideau Cottage, où il a déjà annoncé de nouveaux programmes de soutien aux familles, aux travailleurs, aux étudiants, aux aînés et aux entreprises touchés par la crise. La valse des annonces dépasse largement les 150 milliards de dollars jusqu’ici.

Selon le plus récent coup de sonde de la firme Léger, publié cette semaine, le Parti libéral récolterait 44 % des voix si des élections avaient lieu aujourd’hui, tandis que le Parti conservateur obtiendrait 25 % et le Nouveau Parti démocratique (NPD), 15 %. Au Québec, les libéraux rafleraient 40 % des appuis, contre 31 % au Bloc québécois, 12 % aux néo-démocrates et 10 % aux conservateurs.

PHOTO BLAIR GABLE, REUTERS

Justin Trudeau, premier ministre du Canada, lors d’une réunion du comité spécial sur la COVID-19, à la Chambre des communes, à Ottawa, le 20 mai

La firme Abacus a aussi décelé la même tendance à la hausse. Son plus récent sondage place le Parti libéral en tête à 39 %, une avance de huit points de pourcentage sur le Parti conservateur (31 %). Le NPD arrive au troisième rang avec 16 %, et le Parti vert récolte 6 %. Au Québec, les libéraux sont aussi en tête avec 35 %, mais les bloquistes suivent de près avec 32 %, loin devant les conservateurs (14 %) et les néo-démocrates (11 %).

Le regain de popularité des libéraux a mené certains analystes de la presse anglophone à échafauder des scénarios d’élections fédérales cet automne ou encore au printemps 2021. La durée de vie moyenne d’un gouvernement minoritaire, faut-il le rappeler, est d’environ 18 mois.

Mais le leader du gouvernement en Chambre, le ministre Pablo Rodriguez, éclate de rire lorsque La Presse l’invite à commenter ces scénarios. « Je n’ai pas une seconde à consacrer à de la stratégie politique ou à de la partisanerie en ce moment. Pas une seule seconde. »

PHOTO BLAIR GABLE, REUTERS

Pablo Rodriguez, leader du gouvernement à la Chambre des communes, lors d’une réunion du comité spécial sur la COVID-19, le 20 mai

Depuis près de 10 semaines, M. Rodriguez en a plein les bras à négocier au téléphone avec les leaders parlementaires des partis de l’opposition pour assurer l’adoption rapide des mesures d’urgence, alors que les Canadiens sont aux prises avec une crise économique sans précédent depuis la Grande Dépression. « Je commence à les connaître plus que les membres de ma propre famille », lâche-t-il au bout du fil.

En tant que principal chef d’orchestre du déroulement des travaux de la Chambre des communes, M. Rodriguez se retrouve à rédiger un mode d’emploi en temps réel. Car veiller à l’adoption rapide de mesures exceptionnelles durant une crise exceptionnelle alors que le gouvernement libéral est minoritaire n’est pas de tout repos.

Certains jours, il peut passer jusqu’à 15 heures au téléphone afin de prendre connaissance des demandes et des suggestions des partis de l’opposition. « J’ai toujours besoin de l’unanimité pour faire adopter rapidement les projets de loi. Ç’a été le cas, par exemple, pour mettre en œuvre la subvention salariale ou encore la prestation canadienne d’urgence », a rappelé M. Rodriguez, qui est aussi le lieutenant politique de Justin Trudeau au Québec.

Il rappelle qu’il y a eu 12 gouvernements minoritaires dans l’histoire du pays jusqu’ici. « C’est un phénomène en soi qui est rare. Un gouvernement minoritaire doit avoir l’appui d’au moins un parti de l’opposition. Dans notre cas, c’est non seulement un gouvernement minoritaire, mais c’est aussi un gouvernement minoritaire en temps de pandémie. C’est assurément un contexte unique dans l’histoire du Canada. En plus, parce que le Parlement a suspendu ses travaux habituels pour des raisons évidentes de santé, il faut, lorsqu’on présente un projet de loi, avoir le consentement unanime pour être en mesure de l’adopter. Et cela comprend aussi l’appui du Parti vert et des députés indépendants. »

Partisanerie en temps de pandémie

Les négociations pour obtenir le consentement unanime ont porté leurs fruits dès le 13 mars, quand les élus ont adopté à la vitesse de l’éclair la nouvelle mouture de l’Accord de libre-échange nord-américain avant de suspendre les travaux jusqu’au 20 avril.

Jusqu’ici, Pablo Rodriguez a réussi à obtenir le consentement unanime à quatre reprises. « Tout cela se fait dans un esprit de collaboration. Nous n’avons pas le monopole de la vérité au gouvernement. Nous n’avons pas le monopole des bonnes idées. Alors, plusieurs fois, nos propres projets de loi ont été amendés en tenant compte des bonnes idées venant des partis de l’opposition. Parfois, ces idées venaient du Bloc québécois, parfois, du NPD et du Parti conservateur. Les projets de loi ont été conçus par le gouvernement et ont été améliorés grâce à la collaboration de l’opposition », souligne M. Rodriguez.

« Il y a eu de la bonne volonté de la part de l’ensemble des députés. C’est sûr que chaque parti a sa propre philosophie. Cela ne change pas. Mais en même temps, nous le faisons sans la partisanerie parce que nous sommes en période de pandémie », avance-t-il.

Les entreprises ferment. Les travailleurs perdent leur emploi. Il y a des gens qui meurent tous les jours. Cela fait en sorte qu’il y a peu de place pour la partisanerie.

Pablo Rodriguez, leader du gouvernement à la Chambre des communes

De l’aveu même de M. Rodriguez, « ça va être particulier » de reprendre la bataille habituelle à la Chambre des communes, une fois que la crise sera passée et que les travaux parlementaires reviendront à la normale. Depuis environ un mois, les députés participent à deux séances virtuelles (les mardis et les jeudis), et un nombre restreint de députés (une trentaine) participent à une séance en personne aux Communes le mercredi.

« On ne s’est pas revus en personne depuis le 13 mars. Je serai très heureux de leur serrer la pince. On va avoir passé au travers de quelque chose de très particulier pendant des semaines et des mois. Alors, je pense qu’il va toujours y avoir des différences philosophiques. Oui, on va négocier en fonction des valeurs et des philosophies que chaque parti défend. Mais je pense qu’on va avoir développé une relation de confiance qui va se poursuivre », affirme Pablo Rodriguez.

Combien de temps encore cet esprit de collaboration durera-t-il ? Le Parti conservateur tape du pied et souhaite reprendre le duel parlementaire à temps plein lundi. Le chef intérimaire, Andrew Scheer, compte présenter une motion décrétant le Parlement comme un service essentiel.

À quand les élections ?

Tôt ou tard, la bataille politique reprendra. Des élections fédérales cet automne ? C’est hautement improbable, d’autant que les partis politiques sont sans le sou. Au cours des derniers jours, le Parti libéral, le Parti conservateur et le NPD se sont tournés vers la subvention salariale mise sur pied par le gouvernement Trudeau pour rémunérer leurs employés respectifs. Aussi, des consignes de distanciation physique pourraient être en vigueur pour quelques mois encore, ce qui empêchera les partis d’organiser des rassemblements ou les candidats de faire du porte-à-porte.

Le même contexte pourrait fort bien prévaloir en 2021, car d’aucuns s’attendent à ce que les effets de la crise de la COVID-19 perdurent.

En 2022, le calendrier électoral est déjà bien rempli. Les Ontariens doivent se rendre aux urnes au printemps, tandis que les Québécois doivent en faire autant à l’automne. En outre, le Bloc québécois ne cache pas son désir de prêter d’abord main-forte à son allié souverainiste, le Parti québécois, durant les élections provinciales, avant de sillonner à son tour le Québec pour obtenir un autre mandat.

Un scénario impensable il y a quelques semaines se profile donc à l’horizon, soit des élections fédérales en 2023 seulement. Si tel devait être le cas, Justin Trudeau se retrouverait à nouveau dans les livres d’histoire pour avoir dirigé un gouvernement minoritaire le plus longtemps, soit pendant près de quatre ans. Ainsi, il aurait réussi à transformer le mandat minoritaire qu’il a obtenu des électeurs l’automne dernier en un mandat majoritaire.