Mauvais endroit, mauvais moment, a-t-on dit.

Pourtant, pas vraiment un mauvais endroit. C’est un petit bar de quartier sans histoire à Châteauguay. Et ça devait être un bon moment. On est en fin de soirée et Gilles prend une bière tranquille avant de rentrer chez lui, après le boulot.

Trois gars débarquent. Font peur à la serveuse. Gilles s’interpose. Un des gars sort un couteau. Il lui perce le ventre.

Vous savez, ces histoires qui font douze lignes dans la section des faits divers, et qui en font trois en temps de pandémie ? « Altercation dans un bar », « arme blanche », « victime dans un état critique ».

L’agresseur a été trouvé rapidement, une vidéo a tout capté. Il a été accusé de plusieurs crimes. Il est toujours détenu.

Mais ce n’est pas de ça que je veux parler. C’est de tous ces « cas particuliers » comme Gilles, qui n’ont rien à voir avec la COVID-19.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Naomie, 10 ans, demande au premier ministre, François Legault, une permission spéciale : aller visiter son père, hospitalisé depuis 68 jours aux soins intensifs, avant de retourner à l’école.

C’est d’une lettre de sa fille de 10 ans, Naomie, à François Legault, qui lui fait « une énorme demande » : la permission de voir son père hospitalisé depuis 68 jours avant de retourner à l’école. « Même habillée en astronaute. »

Toutes les visites sont interdites dans les hôpitaux. Malgré ça, et malgré plein de précautions, plusieurs ont vu des éclosions. On ne fait que de rares exceptions, et les assouplissements annoncés mardi pour les proches aidants.

Mauvais moment pour être malade.

Mauvais endroit pour voir son monde.

L’amour est livré en retard sur FaceTime si on est chanceux.

***

Gilles est arrivé au bout de son sang dans la nuit du 29 février à l’hôpital. Il a perdu un rein. Presque la vie. C’était une question de minutes.

« Ils lui ont fait 34 transfusions, ils lui ont sauvé la vie plein de fois, ils lui ont donné des soins extraordinaires », me dit la mère de Gilles.

Aussitôt arrivé aux soins intensifs, aussitôt mis sous sédation.

C’était longtemps avant la déclaration de pandémie, vous vous souvenez, le 29 février ?

Alors Naomie a pu voir son père tous les jours même s’il était aux soins intensifs. Même s’il était inconscient. Sa famille aussi. « Personne m’aurait fait décoller de là ! » dit la mère de Gilles, qui le veillait nuit et jour.

Personne… sauf l’ordre du gouvernement, à la mi-mars.

Une infirmière de liaison réussissait à faire des FaceTime avec la famille plusieurs fois par semaine. Mais Gilles, tout ce temps-là, était inconscient.

Il ne s’est « réveillé » qu’à la mi-avril, donc 40 jours après l’agression. Sans trop savoir ce qui lui était arrivé. Sans savoir non plus que deux semaines après qu’il eut perdu connaissance, le Québec et le monde avaient été mis sur « pause »…

« On ne sait pas vraiment ce qu’il comprend de la situation, dit sa mère. Il n’est même pas capable de tenir le téléphone… Il a une trachéotomie, alors on ne comprend presque rien… D’un mot, on fait une phrase. Hier, il a dit “long”… J’ai dit : “Tu trouves ça long, hein ?” Après quelques secondes, une minute, il faut qu’il raccroche, il est trop fatigué. »

« Je pense qu’il commence à mettre les morceaux du casse-tête ensemble, à assimiler la situation, dit son ex, la mère de Naomie. Il sait qu’il a eu un “accident”, on n’est pas certains s’il comprend pourquoi il est là, pourquoi personne ne peut le visiter… »

Imaginez fermer les yeux le 29 février quand tout le monde pouvait aller dans les bars et vous réveiller dans un hôpital le 10 avril, quand tout est fermé depuis un mois… Puis d’apercevoir vaguement vos proches sur un téléphone…

Ça fait beaucoup de choses à assimiler, disons.

L’autre jour, Naomie lui a fait envoyer un toutou par sa grand-mère. « C’est toute une histoire juste mettre un pied là, mais je comprends pourquoi, c’est sûr », dit-elle.

« On comprend la détresse des gens, mais on ne peut pas commencer à faire des exceptions », me dit la porte-parole du Centre universitaire de santé McGill (CUSM).

Il y a eu un cas de COVID-19, ou la crainte d’un cas. On a changé Gilles d’étage. Puis à nouveau. Et un peu plus loin. Les médecins, les infirmières n’ont pas le temps d’appeler. Il paraît qu’il fait de la fièvre. On ne sait pas pourquoi. Il y aura des tests…

L’ex de Gilles, la mère de Naomie, elle-même infirmière, comprend bien que tout le monde est débordé. « Ça doit être l’enfer. »

Naomie aussi comprend. Dans sa lettre bien tournée au premier ministre, elle lui dit qu’en mettant le Québec sur pause, il a « probablement sauvé la vie » de son père, car il est immunosupprimé.

Mais… « On m’a déjà dit que j’étais un boost pour sa batterie », insiste-t-elle.

« Même à six pieds, c’est pas possible ? » demande la grand-mère.

Pas possible.

Même en astronaute.

Même si c’est l’anniversaire de Naomie dans deux semaines.

Des « cas particuliers », il y en a des centaines. Et des milliers. Ils n’ont rien à voir avec la COVID-19.

Mauvais moment. Mauvais endroit.

« Au début, c’était dur de le voir comme ça, mais je me suis habituée », me dit Naomie au téléphone.

Elle pense à son retour à l’école. Et que « si je rapporte le virus, avec son état, y aurait des chances qu’il meure ».

Elle sait tout ça. C’est correct.

Mais elle voudrait tant lui tenir la main… Même masquée, même avec un gant…

Elle pense que ça lui ferait du bien.

Alors elle a écrit à François Legault.