Ce ne sont pas les gens intelligents qui manquent, ce sont les gens courageux, disait Françoise Giroud (1).

Quand on observe la politique américaine, on a l’impression qu’il en manque des deux, vous me direz.

Mais je voudrais plutôt parler du courage…

Au procès de Donald Trump, un seul homme s’est levé du côté républicain pour voter en faveur de sa destitution. Mitt Romney, homme d’affaires élu en Utah, État « rouge » où Trump a la majorité des appuis dans les sondages.

PHOTO PATRICK SEMANSKY, ASSOCIATED PRESS

Mitt Romney, sénateur de l'Utah

Ce geste presque extravagant nous interpelle tous. C’est quoi, le courage politique, ou le courage tout court ?

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On peut imputer toutes sortes de sombres motifs à Romney. Vengeance ? C’est plutôt Trump qui n’arrête pas de se venger de lui, depuis qu’il s’est opposé à sa candidature, en 2016. Ils étaient pourtant nombreux chez les républicains à mépriser Trump, en 2016. Mais ils sont tous rentrés dans le rang. Y compris ceux qu’il a ridiculisés et traités d’incapables. 

Il fallait les voir, mardi, quand Trump est entré au Congrès pour son discours sur l’état de l’Union. Bras tendus, corps inclinés, comme pour lui lécher les bottes, pendant que le « grand homme » marchait triomphalement dans l’allée. Ils le touchaient comme on touche un saint.

En privé, nombre de ceux-là confient leur dégoût face à Trump, sa façon de dégrader les institutions, de pourrir la discussion publique, de gérer ses relations internationales, y compris l’affaire ukrainienne. Mais aucun, jamais, ne l’affronte. Il livre la marchandise fiscale et les nominations.

Pas Romney.

On pourrait dire qu’à bientôt 73 ans, Romney n’a plus rien à perdre, ni ne court de risque, puisque son mandat est valide jusqu’en 2024. Son geste n’en est pas moins l’exemple même du courage politique, denrée rare sous toutes les latitudes.

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Le courage politique, c’est quand on agit selon sa conscience en sachant qu’on en paiera le prix. C’est mettre ses convictions profondes au-dessus de ses gains politiques.

Dans le monde de Mitt Romney, être en rupture de ban avec le président, c’est une sorte de sacrilège. Dans le milieu ultraconservateur, ultrariche, ultrareligieux qui est le sien, on ne vote pas avec les démocrates. On soutient un président républicain. Romney était lui-même le candidat du parti contre Obama en 2012…

Avant même son vote, il se faisait insulter dans la rue, traiter de traître.

Mais quand on lit ou qu’on écoute ses entrevues sur la question, on comprend qu’il n’a pas voté à la légère. Il cite ses lectures d’Alexander Hamilton sur la Constitution (le grand auteur dont Trump pense sûrement que c’est un pur personnage de comédie musicale), de la Bible, bien sûr, parle du cheminement de sa réflexion, du sens du serment… 

C’est un vote de conscience, pas d’opportunité politique. Il a jugé Trump coupable d’abus de pouvoir, mais l’acquitte d’entrave à la bonne marche du Congrès (raisonnant que les tribunaux n’avaient pas encore tranché sur la validité des convocations). C’est réfléchi mûrement.

Son vote condamnant Trump lui amènera l’admiration d’électeurs indépendants ou démocrates. Mais à quoi bon ? Ce n’est pas « son monde ». Son monde est très en colère contre lui. Sa propre nièce est présidente du parti et l’a pratiquement renié. Son monde veut un président républicain, son monde aime ou tolère Trump, et le préfère en tout cas à n’importe quel démocrate.

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Le courage, ce n’est pas forcément d’être seul contre tous. On peut faire bande à part par vanité, pour se mettre en valeur, pour espérer un avantage.

Mais quitter des rangs serrés en politique en sachant que des amis vous tourneront le dos, que vous perdrez la considération de gens qui vous admiraient jusque-là, que vous vivrez avec une étiquette de renégat dans votre propre milieu, ça demande une force de caractère qui n’est pas si répandue.

On aimerait tous penser qu’on aurait ce courage, n’est-ce pas ?

Est-ce si sûr ?

Les occasions sont assez rares de le tester, au fond. C’est assez facile d’admirer de loin cet homme dont la voix tremble en parlant de sa conscience face à ses enfants, ses petits-enfants. On aurait fait comme lui, c’est l’évidence même !

C’est plus facile de ne pas faire de vagues. Plus rassurant de voter avec les amis. Peu coûteux de se taire quand il faudrait parfois se lever.

Je ne parle pas d’aller se dresser seul devant un tank sur la place Tiananmen. Je ne parle pas de l’héroïsme inouï d’un Raoul Wallenberg, qui a risqué sa vie pour sauver des milliers de Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale – et qui l’a perdue, inconnu dans une prison russe.

Je ne parle pas du grandiose.

Je parle du courage suffisant pour combattre l’invisible force d’inertie qui nous empêche de nous lever devant une injustice, quand la conscience nous dit de le faire.

Courage… Cette chose si facile à admirer. Et si facile à éviter.

Cette chose que l’on admire justement pour ce qui en fait la beauté : sa rareté.

1) Leçons particulières, Fayard, 1990.