Un troisième Québécois a été arrêté par la GRC pour avoir publié sur Facebook des propos jugés menaçants contre Justin Trudeau et les musulmans. Pendant ce temps, les signalements d’actes haineux et en lien avec l’extrême droite ont bondi au Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence. Un expert y voit l’effet d’une récente « prise de conscience collective » qui force les corps policiers à sévir.

Un troisième Québécois arrêté

Un troisième Québécois en l’espace de quelques semaines se retrouve devant la justice pour avoir tenu sur internet des propos jugés menaçants contre le premier ministre Trudeau et la communauté musulmane.

André Audet, 62 ans, de la Rive-Sud de Montréal, a comparu jeudi dernier au palais de justice de Longueuil. L’Équipe intégrée de la sécurité nationale de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) l’avait dans sa ligne de mire depuis plusieurs mois. Les policiers ont mené en octobre une perquisition à son domicile pour saisir des appareils électroniques.

M. Audet est accusé d’avoir incité publiquement à la haine et d’avoir fomenté volontairement la haine contre un groupe identifiable, des infractions punissables, s’il est trouvé coupable, de deux ans d’emprisonnement.

Les crimes qui lui sont reprochés se seraient déroulés entre janvier et octobre 2019, selon la dénonciation déposée par les enquêteurs à la cour.

La teneur exacte des propos qui ont alarmé la police n’a pas encore été dévoilée publiquement devant le tribunal, mais le fait que l’Équipe intégrée de la sécurité nationale ait mené l’enquête témoigne du sérieux accordé à cette affaire. 

Pour que la GRC enquête, il faut qu’il y ait menace à la sécurité nationale ou contre le premier ministre.

La caporale Mélanie Cappiello-Stébenne

Rencontré jeudi au palais de justice, André Audet a expliqué vouloir prendre connaissance de la preuve avant de commenter les accusations qui pèsent sur lui.

Le cabinet de M. Trudeau indique de son côté ne jamais discuter de ce qui entoure la sécurité du premier ministre.

Une source gouvernementale a toutefois confié à La Presse voir dans ce phénomène un « effet de la polarisation du discours public ». « Le premier ministre a relevé pendant la campagne à quel point certains propos allaient loin. C’est désolant de voir ça. La polarisation a des conséquences. C’est quelque chose que les politiciens et la population devraient garder en tête. »

Rappelons que M. Trudeau a été contraint de porter un gilet pare-balles lors d’un événement partisan au mois d’octobre dernier. La nature des menaces qu’il avait reçues n’a pas été dévoilée.

PHOTO STEPHANE MAHE, ARCHIVES REUTERS

Lors de la dernière campagne électorale, en octobre,
 Justin Trudeau portait un gilet pare-balles et était entouré
 de forces de sécurité exceptionnelles pendant et après
 un discours en banlieue de Toronto. 

D’autres arrestations

Le dossier d’André Audet tombe alors que la police fédérale vient d’arrêter deux autres Québécois, dont un est associé au groupe d’extrême droite Storm Alliance, pour une autre affaire de menaces contre Justin Trudeau et contre la communauté musulmane.

La Presse révélait le 21 décembre que les deux hommes, qui n’ont pas encore été formellement accusés, sont notamment soupçonnés d’avoir appelé sur Facebook à tuer le premier ministre durant la dernière campagne électorale. 

Ce sont des citoyens inquiets de la teneur d’une conversation sur le réseau social qui ont alerté la police.

« Enweil donc un petit trou dans le front pour Trudeau », écrivait un des hommes. 

« Let’s do it », répondait l’autre. 

L’échange accompagnait une photo d’une affiche électorale vandalisée de la candidate libérale de Hochelaga, Soraya Martinez. Un rond noir avait été peint sur le front de la politicienne.

Un des individus est un Montréalais qui « s’identifie comme un membre de l’organisation Storm Alliance », groupe d’extrême droite québécois dans le collimateur des autorités de Sécurité publique et qui « a été vu lors d’une manifestation soutenue par le regroupement », selon des documents judiciaires obtenus par La Presse

Les enquêteurs ont répertorié sur sa page Facebook « plusieurs publications en lien avec le premier ministre Justin Trudeau ou avec la religion musulmane ». 

Tolérance zéro

La police dit « prendre au sérieux toute menace proférée sur le web ».

Devant un tel phénomène, la GRC a adapté ses ressources pour assurer une vigie efficace sur le web. Les enquêteurs sont davantage en mesure d’identifier les menaces réelles et de les prévenir.

La caporale Mélanie Cappiello-Stébenne 

« Pour des raisons de sécurité, nous ne pouvons expliquer nos méthodes d’enquête. Mais nous menons constamment des évaluations de risques et de menaces pouvant provenir du web », ajoute-t-elle.

« Aucun propos violent n’est toléré. Les auteurs sont passibles de peines sévères. Bien que les individus [faisant l’objet d’une enquête] ne soient pas nécessairement en contact direct avec les personnes ou les groupes visés, il demeure que ces propos sont tout aussi préoccupants et peuvent mener à des actions violentes. » 

Signalements d’actes haineux : « une prise de conscience collective »

Depuis l’attentat qui a fait six morts à la Grande Mosquée de Québec, les signalements d’actes haineux et ceux en lien avec l’extrême droite ont bondi au Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence (CPRMV). « Il y a eu une sorte de prise de conscience collective, observe le directeur adjoint, Benjamin Ducol. Il y avait des gens haineux il y a cinq ans, il y a autant de gens haineux aujourd’hui. Néanmoins, on y fait plus attention. » Explications en quatre thèmes.

SENSIBILITÉ

« Il y a un changement de sensibilité au niveau de l’opinion publique depuis l’attentat de la mosquée de Québec. Au Centre, à la suite de l’attentat, on s’est mis à recevoir énormément de signalements de choses qui passaient sur les médias sociaux », explique le chercheur et directeur adjoint du CPRMV, Benjamin Ducol. « Auparavant, je pense que c’est des choses qui existaient, mais qui n’étaient pas signalées. »

Entre 2015 et 2018, les signalements d’actes haineux reçus par l’organisme sont ainsi passés de 4 à 27, avec un sommet de 80 en 2017, année de la tuerie.

Ceux en lien avec l’extrême droite ont bondi de 7 en 2015 à 48 en 2018, avec un pic de 74 pour 2017. « L’année 2017 est clairement un cas particulier en raison de l’attentat », dit M. Ducol. Selon lui, entre la moitié et les trois quarts du total des incidents signalés ont eu lieu sur l’internet (publications Facebook, billets de blogue, etc.).

Notons que les incidents signalés au CPRMV ne représentent qu’une fraction de la totalité des cas. Il existe de nombreuses portes d’entrée pour les citoyens outre le centre, à commencer par les corps de police et les organismes communautaires. « Les statistiques [sur les crimes haineux] sont très partielles. On documente encore moins bien les incidents haineux. Ça serait bien si collectivement on était capables de les recenser sur une base plus systématique. Ça permettrait de voir une sorte d’évolution. »

PRESSION

Cette prise de conscience que remarque M. Ducol dans la société a un impact direct sur le travail des policiers. D’abord, dit l’expert, une prise de conscience similaire existe au sein des forces de l’ordre. « Il y a aussi l’effet de pression que ça met sur les milieux policiers. Quand on a une prise de conscience dans la société, les gens se mettent à demander des comptes. Ils disent : “Nous, on fait entrer énormément de signalements et il n’y a rien qui ressort. Est-ce que c’est normal ? Faites-vous quelque chose ?” Il y a des attentes qui sont de plus en plus fortes sur les services policiers pour que ça soit traité et qu’il y ait des actions. […] Je crois qu’ils se disent : si on ne répond pas, on va nous le reprocher. On va nous reprocher de ne rien faire face à quelque chose qui dépasse les bornes d’un point de vue légal. »

ÉVALUATION DU RISQUE

Comment faire pour évaluer le risque réel posé par une personne qui profère des propos haineux sur internet par rapport à une autre ? « C’est difficile de savoir si tous les gens qui parlent agissent, parce que bien souvent, ce n’est pas le cas, répond Benjamin Ducol. Quelqu’un qui est extrêmement virulent en ligne ne passera peut-être jamais à l’acte. Des fois, c’est au contraire des gens plus silencieux qui finiront par passer à l’action. C’est aussi difficile de savoir si le discours d’une personne peut encourager, une, deux, trois, quatre personnes, ou n’en encourager aucune. »

CHAMBRE D’ÉCHO

Les discours haineux en ligne sont dangereux par leur nombre, croit Benjamin Ducol. « C’est un effet de chambre d’écho. Plus il y a de monde qui tient ce genre de discours, plus on le normalise et plus ça a un effet d’entraînement. » Qui, alors, doit-on cibler dans ce contexte ? L’expert remarque que, souvent, c’est une minorité qui génère la majorité du discours radical ou extrémiste et qui crée cette chambre d’écho. « Tous les gens qui tiennent ce discours ne le tiennent pas de la même façon, avec la même puissance et avec le même niveau d’intensité. C’est peut-être là qu’il y a une réflexion à faire. Est-ce que toute personne qui tient un discours haineux en ligne a la même responsabilité et le même effet ? Je ne suis pas sûr. Quelqu’un qui possède un blogue, qui a une page Facebook, qui fait ça plusieurs heures par jour à mon avis n’aura pas le même effet qu’une personne qui tient un discours haineux une fois dans un commentaire. »