(Ottawa) Un an. Un an, mardi, que les deux Canadiens Michael Kovrig et Michael Spavor croupissent derrière les barreaux dans des conditions pitoyables à Pékin, malheureuses victimes collatérales d’un conflit entre les États-Unis et la Chine.

« Le seul “crime” de Michael Kovrig, c’est d’avoir été au mauvais endroit, au mauvais moment », affirme à La Presse Karim Lebhour, porte-parole de l’International Crisis Group (ICG), organisation où œuvrait le Canadien lorsqu’il a été interpellé par les autorités.

« On pensait, quand il a été arrêté, que ce serait l’affaire de quelques jours ou semaines, que ce serait quelque chose qui se dissiperait assez rapidement. Jamais on n’aurait pu imaginer qu’un an plus tard, Michael serait encore en prison », expose-t-il.

« S’il pouvait me lire aujourd’hui, ce que je lui dirais, c’est : “Tiens bon, Mike. Je sais que tu dois devenir fou, je sais que ça doit être extrêmement difficile. J’imagine la colère et le sentiment d’injustice que tu dois ressentir”. »

Karim Lebhour, porte-parole de l’International Crisis Group

L’ancien diplomate canadien a été arrêté le 10 décembre 2018. Le même jour, le régime chinois mettait le grappin sur un autre citoyen canadien, l’entrepreneur Michael Spavor, dans la foulée de l’arrestation, au Canada, d’une dirigeante de Huawei, Meng Wanzhou.

Conditions difficiles

Depuis ce temps, leurs familles n’ont pas souhaité s’exprimer dans les médias, pour des raisons stratégiques. On sait néanmoins, selon diverses informations qui ont filtré, que les Canadiens sont détenus dans des conditions désolantes.

« De manière générale, les mauvais traitements humains sont fréquents dans les prisons chinoises, alors ça ne doit pas être agréable du tout pour eux », dit en entrevue France-Isabelle Langlois, directrice générale d’Amnistie internationale au Canada francophone.

Les lumières des cellules sont allumées 24 heures sur 24. Un masque pour les yeux a été fourni aux deux Michael afin de les aider à trouver le sommeil. Ils reçoivent chaque mois une courte visite — 30 minutes environ — de représentants consulaires canadiens.

Les interrogatoires qu’on leur fait subir sont, au contraire, longs. Fréquents, aussi : les autorités chinoises s’y adonnent plusieurs fois par jour. Et à travers tout cela, pas une fois un avocat n’a pu avoir accès aux deux hommes. Leur famille non plus.

Les membres de la famille élargie de Michael Kovrig pensent à ce dernier quotidiennement. Car aux quatre coins du monde, son portrait orne les murs des bureaux de l’ICG, à la demande du président de l’organisation, Robert Malley, dit Karim Lebhour.

« Je sais que c’est quelqu’un d’extrêmement résilient, je sais qu’il est solide, mais face à de telles conditions et à ce type de situation, comment chacun d’entre nous réagirait ? », se demande cet ancien journaliste d’origine française de Washington.

Il n’a pas été possible de joindre des proches de Michael Spavor, un entrepreneur natif de Calgary aux commandes d’une organisation faisant la promotion d’échanges culturels avec la Corée du Nord, la Paektu Cultural Exchange.

En entrevue à Global News en décembre 2018, l’un de ses amis, Andray Abrahamian, l’a décrit comme « un homme très amical, sociable, charmant, qui est simplement intéressé à créer des liens entre les gens », et par ailleurs peu intéressé par la politique.

Conflit entre Pékin et Washington

C’est la politique qui s’est intéressée à lui et à son compatriote — car d’après la plupart des experts, leur arrestation est liée à celle de Meng Wanzhou, épinglée à Vancouver à la demande des États-Unis, en plein conflit commercial entre Washington et Pékin.

Pour moi, il est clair que tout cela tourne autour de Mme Meng : le timing, les cibles ; tout ça sent les représailles à plein nez.

Gordon Houlden, directeur du China Institute de l’Université de l’Alberta

« Le leadership chinois, furieux de la détention d’une dirigeante de premier plan de cette multinationale emblématique, a dû déterminer qu’il fallait répliquer. On a donc déniché deux suspects et on les a arrêtés », résume-t-il.

En août dernier, de passage à Ottawa, le secrétaire d’État américain Mike Pompeo a nié que Meng Wanzhou pourrait servir de monnaie d’échange afin de résoudre le différend. Le président américain Donald Trump l’avait pour sa part suggéré en décembre dernier.

PHOTO LINDSEY WASSON, ARCHIVES REUTERS

Meng Wanzhou, haute dirigeante de Huawei, est toujours assignée à domicile dans une résidence cossue de Vancouver.

La numéro deux du géant des télécommunications, qui veut s’implanter dans le réseau 5G au Canada, est toujours assignée à domicile dans une résidence cossue de Vancouver, où elle attend que les tribunaux statuent sur sa demande d’extradition. Ottawa n’a toujours pas tranché du sort de Huawei et n’a pas fixé d’échéancier.

La semaine dernière, la haute dirigeante a publié une lettre pour remercier les gens qui l’appuient de leur « chaleur » et de leur « gentillesse ». Elle écrit que le temps passe si lentement qu’elle a le temps de « lire un livre en entier » et de « finir minutieusement une peinture à l’huile ».

« Avec l’hiver qui approche, je peux voir les forêts denses qui commencent à teinter d’un pourpre profond les montagnes qui m’entourent. La beauté de la nature est apparente pour quiconque prend le temps de l’admirer », affirme Mme Meng, qui doit retourner devant la justice en janvier.

Les procédures d’extradition de la femme d’affaires, qui est accusée notamment de fraude, d’entrave à la justice et d’avoir violé les sanctions américaines contre l’Iran, doivent s’étaler jusqu’en octobre 2020 en Colombie-Britannique. Plusieurs craignent que d’ici là, et peut-être même au-delà de cette date, les deux Michael demeurent derrière les verrous, sans possibilité d’admirer la nature.

L’enjeu de leur libération est une « priorité absolue », assure le nouveau ministre des Affaires étrangères, François-Philippe Champagne. Il a été soulevé la semaine passée lors de la rencontre bilatérale avec Donald Trump au sommet de l’OTAN, dit-il.

Le diplomate en chef du Canada en a aussi discuté avec son homologue chinois Wang Yi en marge du sommet du G20, au Japon. Il lui a souligné qu’Ottawa « désire la libération immédiate des deux Canadiens qui sont détenus arbitrairement ».

HUAWEI, LA CLEF DE VOÛTE ?

Selon certains observateurs, la clef de voûte de cette impasse diplomatique entre le Canada et la Chine pourrait être le géant Huawei. Alors que Washington et Pékin se livrent une guerre commerciale, la conclusion d’un accord entre les deux puissances pourrait inclure un assouplissement des sanctions américaines contre l’entreprise chinoise — les États-Unis ont choisi de bannir Huawei — ou mener à l’abandon des accusations contre Meng Wanzhou. Ce scénario optimiste mettrait ainsi fin au processus d’extradition de la dirigeante au Canada.

— Fanny Lévesque, La Presse

« BONNE IDÉE DE FILM »

La semaine dernière, l’ancien ministre des Affaires étrangères, John Manley, a suggéré dans une entrevue au Globe and Mail que le Canada procède à un échange de prisonniers avec la Chine comme les alliés occidentaux l’ont fait avec l’Union soviétique, à l’époque de la guerre froide. Le gouvernement ainsi que des représentants de tous les partis de l’opposition ont balayé cette proposition du revers de la main. « C’est peut-être une bonne idée pour un film, mais pas dans la vraie vie […] Il n’existe même pas de mécanisme juridique qui permette une telle chose », a lancé la professeure de droit de l’Université d’Ottawa, Jennifer Quaid. « C’est totalement inconcevable. Même si une telle chose était possible, et ce ne l’est pas, imaginez ce qui pourrait se produire la prochaine fois », ajoute-t-elle.

— Fanny Lévesque, La Presse

L’affaire en 10 dates

1er décembre 2018

Les autorités canadiennes procèdent, à la demande des États-Unis, à l’arrestation de la haute dirigeante de Huawei, Meng Wanzhou, à l’aéroport de Vancouver.

10 décembre 2018

Michael Kovrig et Michael Spavor sont arrêtés en Chine. Ils sont alors soupçonnés d’activités menaçant la sécurité nationale, indiquent les autorités chinoises. La classe politique canadienne dénonce ces arrestations en les qualifiant d’arbitraires. Deux autres ressortissants canadiens ont aussi été condamnés à mort en Chine depuis.

21 janvier 2019

Quelque 145 ex-ambassadeurs, universitaires et chercheurs d’un peu partout sur la planète signent une lettre destinée au président chinois Xi Jinping en appelant à la libération des deux Canadiens.

26 janvier 2019

Justin Trudeau limoge l’ambassadeur du Canada en Chine, John McCallum, après que ce dernier fut sorti de sa réserve, deux fois plutôt qu’une, en commentant publiquement la procédure d’extradition dont Meng Wanzhou devait faire l’objet. Son successeur, Dominic Barton, arrivera sept mois plus tard.

28 janvier 2019

Les États-Unis annoncent qu’ils déposeront 23 accusations de nature criminelle contre le géant Huawei, dont 13 visent sa haute dirigeante, Meng Wanzhou. Les autorités allèguent qu’elle aurait menti pour contourner les sanctions américaines contre l’Iran, comploté pour frauder des institutions bancaires, en plus de faire entrave à la justice.

1er mars 2019

La justice canadienne amorce officiellement la procédure d’extradition de Meng Wanzhou vers les États-Unis. Le processus pourrait s’étaler sur 20 mois, apprend-on lors d’une audience du tribunal en juin dernier.

25 juin 2019

La Chine suspend totalement toutes ses importations de produits de porc et de bœuf canadiens à la suite de la découverte de la production de faux certificats d’exportation de viande vers Pékin. La Chine, qui a déjà bloqué les exportations de canola canadien, serrait depuis peu la vis à l’industrie porcine.

28 juin 2019

Le premier ministre Justin Trudeau participe au sommet du G20 à Osaka, au Japon. Il obtient un échange « bref et constructif » avec le président chinois Xi Jinping. Lui et l’ancienne ministre des Affaires étrangères Chrystia Freeland profitent de l’événement pour récolter des appuis à l’international afin de réclamer la libération des Canadiens.

1er novembre 2019

Ottawa accueille le nouvel ambassadeur de Chine au Canada, Cong Peiwu. Il succède à Lu Shaye, qui avait été particulièrement critique à l’endroit du fédéral en accusant le Canada de « suprémacisme blanc » dans la foulée de l’arrestation de Mme Meng.

5 novembre 2019

Le Canada annonce que les exportations de viande canadienne pourront reprendre vers la Chine.

— Fanny Lévesque, La Presse