Alors qu’il rencontrait son caucus libéral pour la première fois depuis les élections fédérales, Justin Trudeau a été on ne peut plus clair sur ses intentions, il y a deux semaines. Il compte évidemment diriger le Parti libéral du Canada lors de la prochaine bataille électorale.

Le premier ministre a tout de même paru surpris qu’une journaliste lui pose une question au sujet de son avenir politique tandis que la poussière de la dernière campagne était à peine retombée, qu’il s’activait à former son Cabinet et à mettre la dernière touche au discours du Trône que son gouvernement minoritaire doit présenter le 5 décembre.

Or, le Cabinet qu’il a dévoilé hier à Rideau Hall au cours d’une cérémonie nettement plus sobre que lors de la première victoire électorale, à l’automne 2015, constitue le premier signal que Justin Trudeau commence à préparer délicatement sa succession à la tête du « Natural Governing Party ».

Que le premier ministre choisisse de se tourner vers des piliers de son gouvernement, Chrystia Freeland et François-Philippe Champagne, pour s’attaquer aux deux grands dossiers prioritaires du prochain mandat – l’unité nationale et les affaires étrangères – peut sembler anodin pour le commun des mortels. Mais cette décision est loin d’être un hasard.

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Chrystia Freeland (à l'arrière-plan, à droite) a été désignée vice-première ministre et ministre des Affaires intergouvernementales canadiennes, mercredi.

En leur confiant de nouvelles responsabilités, M. Trudeau donne à ces deux ministres au parcours sans faute jusqu’ici l’occasion de s’illustrer davantage, d’occuper le devant de la scène parmi l’ensemble de leurs pairs du Cabinet et de consolider leur image d’élus compétents et réfléchis en prévision d’une éventuelle course à la direction du parti, qui viendra en temps et lieu.

Car c’est un secret de Polichinelle que Mme Freeland et M. Champagne caressent l’ambition de succéder à Justin Trudeau un jour. Les deux ministres sont d’ores et déjà considérés comme des candidats incontournables par les apparatchiks du parti. S’ils font partie du même Cabinet aujourd’hui, ils risquent d’être des adversaires dans une course à la direction demain. Les mandats importants qu’ils ont reçus du premier ministre leur permettront sans doute d’accentuer la longueur d’avance qu’ils détiennent sur tout autre aspirant.

Encensée presque unanimement pour le travail colossal qu’elle a abattu durant les longues négociations visant à moderniser l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) avec l’administration Trump et le Mexique lorsqu’elle était ministre des Affaires étrangères, Mme Freeland a été récompensée, hier, en décrochant le poste de vice-première ministre et ministre des Affaires intergouvernementales.

Après avoir réussi à sauvegarder les grands pans de l’ALENA, rebaptisé l’Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM), et à protéger les fondements des relations canado-américaines, Chrystia Freeland se voit confier essentiellement la mission de sauvegarder la fédération canadienne alors que la colère gronde en Alberta et en Saskatchewan. Malgré ses nouvelles responsabilités, Mme Freeland va continuer à s’occuper des relations canado-américaines et à veiller à la ratification de l’ACEUM à la Chambre des communes et au Congrès américain.

De son côté, l’énergique François-Philippe Champagne devient le nouveau responsable de la diplomatie canadienne. Aux Affaires étrangères, M. Champagne aura beaucoup de pain sur la planche. Les tensions entre le Canada et la Chine demeurent vives en raison de l’arrestation de la dirigeante du géant des télécommunications chinois Huawei, Meng Wanzhou, à Vancouver, l’an dernier, à la demande des États-Unis qui réclament son extradition. En guise de représailles, Pékin a arrêté deux Canadiens, Michael Kovrig et Michael Spavor, qui croupissent toujours en prison, et a imposé des mesures de rétorsion commerciales.

Le Canada, qui tente de décrocher un siège non permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, entretient aussi des relations difficiles avec l’Inde, la Russie et l’Arabie saoudite. Le ministre Champagne sera certes souvent à l’extérieur du pays – il part pour le Japon jeudi –, mais il sera aussi contraint de passer du temps au pays, compte tenu que les libéraux sont minoritaires à la Chambre des communes et que tous les votes libéraux seront importants pour éviter de plonger le Canada dans des élections hâtives.

Fait à noter, M. Champagne suit en bonne partie les traces ministérielles de sa collègue ontarienne. Le premier ministère qu’il a dirigé fut celui du Commerce international, à l’instar de Mme Freeland. Et il lui succède à la barre du ministère des Affaires étrangères après avoir passé 15 mois à diriger Infrastructure et Collectivités.

Les militants libéraux ont tenté d’observer le principe de l’alternance en choisissant leur chef. Quand un leader est issu du Québec, le prochain doit venir du reste du Canada. Ce principe non écrit devrait favoriser Chrystia Freeland, compte tenu que Justin Trudeau représente la circonscription montréalaise de Papineau.

Mais François-Philippe Champagne est un campaigner hors pair dont le mentor est nul autre que le p’tit gars de Shawinigan, Jean Chrétien.

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François-Philippe Champagne, nouveau ministre des Affaires étrangères

Les promotions accordées à ces deux ministres illustrent aussi le virage qu’a déjà entrepris Justin Trudeau. Désormais, le gouvernement qu’il dirige mettra davantage l’accent sur l’équipe ministérielle que sur celui qui occupe le fauteuil de premier ministre. Ce virage s’imposait. Si, en 2015, les 183 députés libéraux qui ont été élus en sa compagnie devaient leur victoire au charisme de leur chef et aux voies ensoleillées qu’il a fait miroiter aux électeurs, les 156 députés qui ont survécu à la dernière bataille électorale doivent leur réélection davantage à leurs efforts qu’à la campagne menée par Justin Trudeau.

Dans le passé, certains leaders ont vu un avantage à préparer soigneusement leur succession pour éviter que leur parti ne soit condamné à un long purgatoire sur les banquettes de l’opposition. L’ancien premier ministre Lester B. Pearson vient en tête de liste. Alors qu’il a été élu à tête de deux gouvernements libéraux minoritaires de suite en 1963 et 1965, M. Pearson s’est assuré d’avoir une bonne relève avant de passer le flambeau en 1967. Sous sa houlette, Pierre Trudeau, John Turner et Jean Chrétien ont pu prendre leur aise et leur place. Chacun d’entre eux est d’ailleurs devenu chef du Parti libéral et premier ministre, bien que le mandat à la tête du pays de John Turner ait été bref et son règne à la tête du parti, chaotique.

Jean Chrétien a aussi préconisé cette stratégie. Durant ses trois mandats, il a donné toute la glace à des ministres influents tels que Paul Martin, John Manley, Allan Rock et même Sheila Copps pour s’illustrer ou encore se casser la gueule. Il faut dire que certains d’entre eux (Paul Martin et Sheila Copps) avaient été des adversaires coriaces durant la course à la direction de 1990 qu’il avait remportée. Mais Jean Chrétien n’avait jamais été de ceux qui croyaient qu’il fallait étouffer la relève à tout prix pour assurer son autorité, bien au contraire.

Député de Papineau depuis 11 ans, premier ministre depuis quatre ans, Justin Trudeau est visiblement aussi de cette école de pensée dans la foulée des résultats du dernier scrutin. Le Cabinet qu’il a dévoilé mercredi en est la preuve.