François Legault, comme les Romains vaincus, est « passé sous les fourches Caudines » avec les résultats des élections générales de lundi.

Après avoir eu une complicité évidente avec le Bloc québécois et son chef, Yves-François Blanchet, durant toute la campagne électorale, Legault a dû passer sous le joug du vainqueur, reconnaître que le chef libéral l’avait clairement emporté. C’est Justin Trudeau qui sera l’interlocuteur privilégié, c’est lui qu’on invitera, le premier, à une rencontre à Québec.

Et pour rester dans la note, l’ancien souverainiste y est allé de sa recette pour une énième ronde de renouvellement du fédéralisme : accorder davantage d’autonomie aux provinces, un souhait unanime de tous ses homologues à travers le pays, insiste-t-il.

Question de « décorum », expliquera simplement M. Blanchet à l’issue de sa première réunion de caucus tenue à un jet de pierre du bureau du premier ministre Legault. « L’ego en politique ne sert pas souvent les électeurs », a-t-il renchéri, philosophe. Lundi soir, le Bloc avait pourtant suggéré une rencontre rapide avec M. Legault ; elle attendra. Blanchet a pu rencontrer la ministre responsable des Relations canadiennes et de la Francophonie canadienne, Sonial LeBel.

La rencontre entre MM. Legault et Blanchet aura lieu, et aura autant de visibilité que celle accordée à Justin Trudeau, assure-t-on à Québec. Mais chez François Legault, on tient avant tout à « une relation bilatérale avec le parti au pouvoir ».

On ne saura jamais toutefois quel aurait été le scénario si le Bloc québécois avait obtenu la balance du pouvoir lundi soir. Si le gouvernement Trudeau avait eu, quotidiennement, à négocier avec Yves-François Blanchet. À Québec, on assure que rien n’aurait été différent dans la relation Legault-Trudeau. À Ottawa, on est sceptique.

Mais le résultat de lundi est aussi un message important pour François Legault. Quand on décortique le vote des électeurs caquistes du 1er octobre 2018, on constate que le lien CAQ–Bloc québécois n’a pas permis à M. Blanchet de faire le plein d’appuis. Jean-Marc Léger, qui a prédit les résultats de lundi avec une précision remarquable, avait posé quelques questions très éclairantes.

Dans cette enquête rendue publique par TVA le jeudi précédant le scrutin, réalisée auprès de 3000 personnes, on constate que près de 60 % des appuis de la Coalition avenir Québec ne sont pas allés au Bloc québécois. Ainsi, 23 % des caquistes ont voté pour Justin Trudeau, 22 % ont opté pour les conservateurs, 10 % ont voté pour le NPD. Les verts et le parti de Maxime Bernier obtenaient respectivement 3 % et 2 % des intentions de vote des caquistes. Manifestement, les électeurs caquistes n’ont pas vu de mot d’ordre dans les attaques de François Legault à l’endroit du chef libéral et de sa position sur la laïcité. Cela soulève des questions sur la fidélité de ceux qui ont voté CAQ il y a un an. Au gouvernement, on s’explique ; la CAQ a toujours été une « coalition », et sans les interventions de M. Legault durant la campagne, Justin Trudeau aurait probablement eu un gouvernement majoritaire, lundi.

Il y aura un pont entre l’équipe de François Legault et celle d’Yves-François Blanchet. Cela passera par leurs chefs de cabinet respectifs, Martin Koskinen et Mathias Boulianne, mais la priorité à Québec sera d’établir des liens avec les ministres fédéraux qui seront nommés le 20 novembre.

Pax romana

Mais à Ottawa, les frictions de la campagne électorale sont bien oubliées ; Justin Trudeau doit jongler avec la formation de son nouveau Conseil des ministres, l’absence du PLC dans les Prairies, l’augmentation de la capacité de Trans Mountain. Les querelles potentielles avec le gouvernement du Québec sont loin dans la liste des priorités. Ce sera la pax romana, une tranquillité relative, pas de frictions si elles sont évitables.

La question délicate de la loi québécoise sur la laïcité de l’État sera vite expédiée. Trois contestations sont actuellement devant les tribunaux ; le ministère fédéral de la Justice observe qu’absolument tous les arguments imaginables ont déjà été soumis devant un juge. Le fédéral pourra intervenir uniquement quand la cause aura gravi les échelons, sera parvenue à la Cour suprême, et les chances sont bonnes que d’ici là, le gouvernement minoritaire aura à franchir d’autres élections.

Même avant le déclenchement de la campagne, Ottawa et Québec avaient fait passablement de chemin dans le dossier de l’immigration. Québec a accepté que son test des valeurs pour les candidats soit effectué en amont, avant la délivrance d’un certificat de sélection, avant qu’ils n’arrivent au pays. Plus question de refouler, trois ans plus tard, un ressortissant qui a été adoubé. Sur la question des travailleurs étrangers temporaires, la perspective d’entente est bonne également. Les deux gouvernements étaient près d’un accord sur l’habitation, sur le problème de l’itinérance. Mais on peut s’attendre que chaque fois, le Québec obtiendra une compensation financière, s’il y va d’une mesure visant les mêmes objectifs. L’asymétrie pour le Québec existe depuis 2004 — Paul Martin avait fait cette concession à Jean Charest. Le PLC était, il faut le rappeler, près d’un test électoral.

Justin Trudeau a déjà fait passer à la trappe le scénario d’une déclaration de revenus unique ; personne n’en parlait vraiment au gouvernement Legault jusqu’à ce que le conservateur Andrew Scheer se dise ouvert à l’idée.

Seule pomme de discorde à l’horizon : le projet de troisième lien, un tunnel qui doit relier les deux rives, à l’est de Québec. Justin Trudeau a soutenu que le projet n’existait pas. Québec a rétorqué que MM. Marc Garneau et François-Philippe Champagne avaient obtenu les documents. Or ce qui a été communiqué par Québec reste très général, on ne se risque pas à prédire le coût de cet ouvrage ambitieux. À Québec, on parle de 4 milliards, voire de 6 milliards ; à Ottawa, on estime que le coût d’un tunnel sous-fluvial de cette dimension pourrait atteindre 10 milliards. Des étincelles sont à prévoir ; le gouvernement fédéral contribue au financement des travaux qui favorisent les transports collectifs, le tramway de Québec, par exemple. Il ne fera pas de chèque pour une route supplémentaire.

Mais il passera beaucoup d’eau sous les ponts de Québec avant que l’on assiste à un affrontement entre Québec et Ottawa sur ce troisième lien. Pour l’heure, le nouveau gouvernement, minoritaire, tendra à son vis-à-vis le fameux « rameau d’olivier ». Une expression venue, elle aussi, de l’Antiquité.