(Ottawa) Jody Wilson-Raybould digère mal les salves que le clan Trudeau a lancées contre elle et qui apparaissent dans le rapport du commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique sur l’affaire SNC-Lavalin.

«  J’ai été assez surprise de lire certains passages du rapport, dont certains commentaires que le premier ministre a faits par l’entremise de ses avocats… J’ai été surprise, mais je ne suis pas certaine que je devrais l’être  », lâche-t-elle en entrevue avec La Presse.

«  Je suis étonnée que le premier ministre ait affirmé qu’il me trouvait difficile  », poursuit l’ancienne procureure générale, en se réjouissant tout de même que le commissaire Mario Dion s’en soit «  tenu aux faits  » plutôt que de laisser ces critiques « ternir le rapport  ».

Dans les déclarations écrites soumises le 16 juillet par ses avocats, Justin Trudeau a soutenu que sa relation avec Jody Wilson-Raybould était devenue «  difficile et tendue », et qu’il y avait des «  frictions importantes » entre elle et ses collègues du Cabinet.

L’ex-ministre décoche à son tour une flèche à son ancien patron, en faisant référence à l’extrait d’un livre à paraître du journaliste de CBC Aaron Wherry, Promise and Peril : Justin Trudeau in Power.

«  Dans les premières années de mon gouvernement, j’ai maugréé en me disant que c’était difficile pour moi de ne pas avoir une ministre de la Justice avec qui j’étais “super sympatico”  », confie Justin Trudeau dans un extrait du livre, sorti lundi.

Ce à quoi Mme Wilson-Raybould réplique : « Je ne souscris pas à cette philosophie. Je ne crois pas qu’en tant que premier ministre, l’on doit être “super sympatico” avec son procureur général. Le procureur général doit faire son travail. »

Et elle assure que c’est ce qu’elle a tâché de faire, «  y compris dans tout le dossier SNC-Lavalin  ». Mais elle a tout de même refusé de marrainer le mémoire sur la modification du Code criminel pour créer un régime d’accords de réparation.

«  C’était une initiative du ministre des Finances [Bill Morneau], quelque chose que lui et d’autres voulaient faire avancer, alors j’ai choisi de ne pas en prendre les commandes  », se contente de dire celle qui se présente comme candidate indépendante à Vancouver.

Pas d'excuses

Hier encore, Jody Wilson-Raybould a déploré que le premier ministre n’ait pas présenté d’excuses pour son comportement. Même son de cloche du côté de sa collègue Jane Philpott, qui a aussi claqué la porte du Cabinet dans la foulée de l’affaire SNC-Lavalin.

Car Justin Trudeau n’en démord pas : s’il a insisté, c’était pour l’intérêt public. «  Je ne vais pas m’excuser d’avoir été là pour défendre les emplois des Canadiens ; c’est mon job en tant que premier ministre  », a-t-il répété hier à Fredericton, au Nouveau-Brunswick.

Dans le camp Trudeau, la ministre des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, a réitéré sa confiance à son endroit. «  J’ai personnellement une pleine confiance dans le premier ministre. C’est un privilège pour moi de servir tous les Canadiens  », a-t-elle dit.

Rencontre demandée

De retour à Ottawa, l’opposition veut convoquer une réunion d’urgence d’un comité pour entendre le commissaire Mario Dion présenter son rapport, dans lequel il conclut que Justin Trudeau a contrevenu aux règles d’éthique.

Les conservateurs et le néo-démocrate qui siègent au comité permanent de l’éthique ont écrit au président, le conservateur Bob Zimmer, pour demander qu’une réunion se tienne à Ottawa dans les cinq prochains jours.

Dans le «  Rapport Trudeau II  » qui a été publié hier, le commissaire Dion a déterminé que le premier ministre s’était prévalu de sa position d’autorité pour influencer l’ancienne ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould pour servir les intérêts de SNC-Lavalin.

« C’est extrêmement préoccupant. Ces conclusions indiquent que Justin Trudeau a utilisé le pouvoir de son poste pour récompenser ses amis et punir ses critiques », écrivent les conservateurs Jacques Gourde et Peter Kent dans leur missive.

Le néo-démocrate Charlie Angus, qui avait demandé à Mario Dion de faire enquête, a formulé la même requête hier, en ajoutant que le premier ministre Trudeau et son ministre des Finances, Bill Morneau, devraient aussi être convoqués.

«  De plus, je demande que nous invitions le greffier du Conseil privé à comparaître pour expliquer sa décision de ne pas partager les documents confidentiels importants du Cabinet avec le commissaire  », a-t-il écrit dans sa lettre.

Le rapport de Mario Dion fait état du refus auquel s’est heurté le commissaire lorsqu’il a demandé des renseignements que des témoins avaient évoqués et dit juger « pertinents  ». Le greffier Ian Shugart n’a pas voulu les lui transmettre.

C’est la deuxième fois en l’espace de moins de deux ans que Justin Trudeau encaisse un blâme du commissaire à l’éthique. La première fois, en décembre 2017, la commissaire de l’époque, Mary Dawson, lui avait tapé sur les doigts en raison de son voyage chez l’Aga Khan.

Après la publication du «  Rapport Trudeau  » portant sur cette escapade chez le richissime leader spirituel, les députés de l’opposition du comité avaient réclamé et obtenu, en janvier 2018, la comparution de Mary Dawson.

Au bureau de M. Dion, on a signalé qu’il n’accordait pas d’entrevues aux médias. Il n’a pas encore été possible de savoir s’il se rendrait disponible pour témoigner devant le comité parlementaire.

— Avec Fanny Lévesque, La Presse

Les hostilités se transportent sur Twitter

PHOTO STEPHEN MACGILLIVRAY, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le rapport du commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique, blâmant sévèrement Justin Trudeau dans l’affaire SNC-Lavalin, continuait hier d'enflammer les réseaux sociaux. 

#TrudeauMustResign, #IStandWithTrudeau… Il n’a pas fallu attendre longtemps avant que les hostilités ne s’ouvrent sur les réseaux sociaux après la publication attendue du rapport du commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique, blâmant sévèrement Justin Trudeau dans l’affaire SNC-Lavalin.

Le mot-clic #SNC-Lavalin, à lui seul, avait été utilisé plus de 22 000 fois en 24 heures, de mercredi à hier après-midi, au Canada, selon le site trends24, qui compile les tendances sur Twitter. Le nom de la firme québécoise s’est d’ailleurs hissé rapidement en tête des mots les plus populaires sur le réseau social.

Quelque 35 000 gazouillis ont également cité le mot-clic #EthicsCommissioner (commissaire à l’éthique). Ces statistiques témoignent de l’éclipse médiatique qui s’est produite au moment où le rapport du commissaire Mario Dion a été rendu public, mercredi autour de 11 h, enflammant instantanément la planète Twitter, réseau chouchou des politiciens et des journalistes.

Mais les mots « SNC-Lavalin » ou « commissaire à l’éthique » ont rapidement fait place à des messages partisans. Dans les heures qui ont suivi, les mots-clics #SNCLavalinScandal (scandale SNC-Lavalin), #TrudeauMustGo (Trudeau doit partir) et #TrudeauMustResign (Trudeau doit démissionner) ont gagné en popularité.

Ce dernier mot-clic appelant à la démission du premier ministre a été la tendance la plus forte pendant cinq heures consécutives, en fin de soirée mercredi. Il aurait été utilisé plus de 10 000 fois au moins au Canada, toujours selon le site trends24.

Mais les supporteurs de Justin Trudeau n’ont pas tardé à répliquer. Alors que #TrudeauMustResign était abondamment cité par les utilisateurs de Twitter, le mot-clic #IStandWithTrudeau (Je suis avec Trudeau), apparu pour la première fois en 2015, a fait une réapparition en force, tôt hier matin.

Il a été le plus populaire pendant une bonne dizaine d’heures hier et était toujours parmi les plus fréquents en fin de journée avec quelque 10 000 utilisations. Une source dans les rangs libéraux a affirmé à La Presse que le Parti libéral du Canada n’était pas derrière ce phénomène.

Trudeau « en prison »

Le mot-clic #TrudeauMustGoToJail (Trudeau doit aller en prison) a commencé à poindre sur le réseau social au cours de la journée. Twitter lui-même le mentionnait parmi ses 10 tendances les plus fortes autour de 17 h avec quelque 7000 tweets.

« Le Parti conservateur n’a rien à voir avec cette tendance », a assuré un stratège conservateur, qui a aussi dit en déplorer l’usage.

Dans la foulée de la révélation des conclusions du commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique, le chef conservateur Andrew Scheer a notamment publié sur Twitter une photo de Justin Trudeau avec la mention « dernière heure ». On y voit le premier ministre et on y affirme, en lettres majuscules, qu’il a été « reconnu coupable » dans l’affaire SNC-Lavalin.

La même source conservatrice a nié que l’utilisation du mot « coupable » ait pu avoir contribué à l’apparition du mot-clic demandant qu’on envoie le premier ministre en prison. « Justin Trudeau a enfreint les règles », a-t-il persisté à dire, rappelant que sa formation politique n’avait jamais utilisé les mots « sentence » ou « prison ».

Pour le blogueur et consultant indépendant en stratégie de communication numérique Bruno Guglielminetti, il n’est pas surprenant de voir rapidement se former des clans pour ou contre à propos d’enjeux aussi controversés que l’affaire SNC-Lavalin, à un mois du déclenchement des élections fédérales.

Je pense qu’il y a, d’une part,un vrai écho de la réaction populaire, mais il y a également, et surtout, une offensive de part et d’autre pour faire [tourner le message].

Bruno Guglielminetti

Ce dernier fait aussi valoir que les partis de l’opposition se serviront du rapport Dion pour « entacher la réputation de M. Trudeau », alors que les libéraux chercheront « à donner l’impression que la population canadienne est derrière leur chef ».

Le commissaire Mario Dion a conclu que Justin Trudeau s’était « prévalu de sa position d’autorité » pour tenter d’influencer l’ancienne ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould afin qu’elle infirme la décision de la directrice des poursuites pénales d’écarter l’option de négocier un accord de réparation avec SNC-Lavalin pour lui éviter un procès criminel.