(Kamloops, Colombie-Britannique) La scène a de quoi surprendre. Par un samedi matin de juillet ensoleillé, deux individus bien installés sur un pont d’étagement qui enjambe l’autoroute 1, à la hauteur d’Abbotsford, brandissent une banderole au message sans équivoque.

Trudeau must go ! (« Trudeau doit partir ! »), peut-on y lire, alors que les automobilistes filent à la queue leu leu en direction de Chiliwack et des régions du nord plus montagneuses de la Colombie-Britannique.

Aucun klaxon d’approbation ne s’est fait entendre au moment du passage du représentant de La Presse. Les manifestants se trouvaient dans un bastion conservateur. L’ancien ministre du Commerce international dans le gouvernement de Stephen Harper, Ed Fast, représente la circonscription d’Abbotsford depuis 2006. Il brigue à nouveau les suffrages aux élections du 21 octobre.

La campagne électorale n’est pas encore officiellement lancée. Mais certains profitent des chaudes journées de l’été pour véhiculer leur message politique à un coût quasi nul. Et le message de cette banderole traduit un sentiment de déception qui est palpable dans plusieurs régions de la Colombie-Britannique.

« Je ne suis pas très impressionnée par le bilan de Justin Trudeau. Il dit une chose et fait son contraire. Par exemple, il impose une taxe sur le carbone pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et ensuite il achète un pipeline. Je pense qu’il nous prend pour des idiots. Pourquoi n’a-t-il pas utilisé l’argent de ce pipeline [4,5 milliards] pour investir dans les énergies vertes ? », laisse tomber Martina Hobbs, qui est propriétaire du terrain de camping Pinegrove and RV Park, situé dans la petite municipalité de McLure, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Kamloops.

PHOTO JOËL-DENIS BELLAVANCE, LA PRESSE

Martina Hobbs

C’est comme s’il avait acheté un carton de lait pour le donner à ses voisins qui sont allergiques aux produits laitiers ! Ça n’a aucun sens.

Martina Hobbs, propriétaire du terrain de camping Pinegrove and RV Park

Mme Hobbs s’indigne aussi de voir que le gouvernement Trudeau multiplie les annonces en matière d’aide internationale alors que de nombreuses communautés autochtones de la province n’ont pas accès à l’eau potable. « Il faut aussi s’occuper des gens ici. Je lisais encore ce matin dans le journal que de plus en plus de personnes n’ont plus les moyens de louer un logement. Même à Kamloops, les loyers sont rendus très chers. »

Originaire de l’Allemagne, Mme Hobbs est arrivée au Canada en compagnie de son père il y a 32 ans. Elle n’a jamais voté lors d’élections fédérales parce qu’elle n’a pas encore obtenu sa citoyenneté canadienne après toutes ces années. Elle compte rectifier le tir prochainement afin de pouvoir voter pour la première fois aux élections de cet automne.

« J’ai le statut de résidente permanente. Je dois lire un document sur l’histoire du Canada avant d’obtenir ma citoyenneté canadienne. Il y a beaucoup de choses intéressantes au sujet du Québec », dit cette femme d’affaires qui a acheté le terrain de camping il y a 15 ans.

Elle ne sait pas encore quel parti politique elle va appuyer. « J’adore le Canada. C’est mon pays. J’ignore pour qui je vais voter. Mais Justin Trudeau doit absolument réfléchir avant d’agir. Il manque de jugement parfois », affirme-t-elle en faisant allusion à la décision du premier ministre de passer des vacances en famille sur l’île privée de l’Aga Khan il y a trois ans — une décision qui lui a valu des remontrances sévères du Commissariat aux conflits d’intérêts et à l’éthique.

Changements climatiques et finances publiques

La même déception anime Walter Kaiser, propriétaire d’un garage de réparations d’auto et de véhicules récréatifs à Surrey, en banlieue de Vancouver.

Fasciné par la politique canadienne – il en parle trop souvent au goût de sa femme et de ses employés –, M. Kaiser admet qu’il a été emballé de voir Justin Trudeau remporter la victoire aux élections fédérales de 2015. « Il était jeune et il a une belle famille. Il tenait un beau discours. Mais ses paroles et ses décisions ne concordent pas toujours », affirme-t-il d’un trait.

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Walter Kaiser

Il a fait un travail correct, mais il n’a pas été un grand premier ministre pour le pays dans son ensemble jusqu’ici.

Walter Kaiser, propriétaire d’un garage

Entre autres choses, M. Kaiser n’aime pas le plan du gouvernement Trudeau en matière de lutte contre les changements climatiques. Il fait partie de ceux qui croient que ce plan ne modifiera pas d’un iota la tendance lourde au réchauffement de la planète. Les grands pollueurs comme la Chine et l’Inde doivent faire partie de la solution. Selon lui, le Canada devrait investir dans les technologies vertes pour aider ces pays à réduire leur empreinte environnementale.

Entre deux appels de clients, M. Kaiser peste aussi contre la gestion des finances publiques du premier mandat de Justin Trudeau. « Il avait promis de modestes déficits. Mais ces déficits sont plus importants et permanents maintenant. Je n’aime pas ça. » Si des élections avaient lieu aujourd’hui, il appuierait le Parti conservateur, même s’il juge que le chef Andrew Scheer n’est pas des plus inspirants.

« Rien n’a vraiment changé »

Sur la rue Water, au centre-ville de Vancouver, Jason James Patrick impressionne les passants avec chaque coup de couteau à lame rétractable qu’il donne sur son morceau de thuya. Cet autochtone natif de Stoney Creek, dans le nord de la province, réussit habilement à sculpter une plume d’aigle sur laquelle il ajoute une patte d’ours et un saumon — trois symboles importants pour les peuples autochtones. Il a le compas dans l’œil.

« Je ne fais même pas de dessin. Je fais cela simplement avec mon couteau. Cela fait cinq ans que je sculpte des plumes comme cela. Je réussis à payer mon loyer avec ça. Mais mon frigo est souvent vide », raconte-t-il. Il vend ses œuvres d’art 20 $ pièce.

Âgé de 47 ans, père de six enfants qui ont atteint l’âge adulte, M. Patrick ne sait ni lire ni écrire. Mais il se dit toutefois convaincu d’une chose : Justin Trudeau n’a pas tenu les promesses qu’il avait faites aux Premières Nations. « Il parle de réconciliation, mais rien n’a vraiment changé », soutient-il en continuant de sculpter sa plume.

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Jason James Patrick 

Il ne sait pas s’il ira voter le 21 octobre. Il dit ignorer qui est Jody Wilson-Raybould, cette ancienne ministre d’origine autochtone qui a quitté le cabinet en février dans la foulée de l’affaire SNC-Lavalin et qui a été expulsée du caucus libéral par Justin Trudeau. Il ne suit pas l’actualité politique. Il a bien d’autres soucis en tête.

Si certains affirment être indécis, Byron Horner, lui, a fait son choix. L’homme d’affaires de Parksville, sur l’île de Vancouver, a décidé de faire le saut en politique fédérale, même si les déplacements fréquents entre Vancouver et Ottawa, quand on est député à la Chambre des communes, peuvent être éreintants.

C’est Justin Trudeau qui l’a convaincu de briguer les suffrages pour le Parti conservateur dans la circonscription de Courtenay–Alberni. S’il était satisfait de la gestion des finances publiques des anciens premiers ministres libéraux Jean Chrétien et Paul Martin, il ne décolère pas quand il voit le gouvernement Trudeau accumuler les déficits. « Il gère les finances de façon totalement inacceptable. En plus, ses politiques font fuir les investissements étrangers. Il faut que cela change », dit le candidat qui parle couramment le français.

En Colombie-Britannique, l’euphorie qu’avait provoquée la victoire de Justin Trudeau en 2015 s’est visiblement estompée. Certains affichent leur colère en brandissant des banderoles. D’autres le font en sautant dans l’arène politique.