(OTTAWA) À deux semaines de la fin d’une session parlementaire des plus difficiles dominée par l’affaire SNC-Lavalin, et à moins de cinq mois des élections fédérales, les libéraux de Justin Trudeau ont reçu hier un constat peu encourageant : ils ne peuvent plus considérer le Québec comme une forteresse imprenable qui leur assurera un deuxième mandat de suite.

Si les stratèges libéraux ont longtemps misé sur le Québec pour faire des gains aux dépens du Nouveau Parti démocratique (NPD) et du Bloc québécois pour compenser les pertes de sièges attendues dans les provinces atlantiques et dans les Prairies, ils pourraient être contraints de revoir leurs calculs à la lumière du méga-sondage effectué par la firme Angus Reid qui a été diffusé hier.

Ce coup de sonde mené auprès de 4268 répondants à travers le pays (535 répondants au Québec) comporte son lot de mauvaises nouvelles pour le gouvernement de Justin Trudeau.

D’abord, le Parti conservateur détient une confortable avance dans les intentions de vote à l’échelle nationale, récoltant 37 % des appuis contre 26 % seulement au Parti libéral et 15 % au NPD. Le Parti vert, qui a causé des surprises un peu partout au pays au cours des 12 derniers mois en formant notamment l’opposition officielle à l’Assemblée législative de l’Île-du-Prince-Édouard en avril et en faisant élire un deuxième député à la Chambre des communes en mai, continue sa lente ascension en recueillant 12 %. Les appuis au Parti populaire de Maxime Bernier s’établissent à 4 %.

Mais c’est au Québec que la donne a changé considérablement, si l’on se fie à Angus Reid. Pour la première fois depuis les élections de 2015, le Parti conservateur y passe aussi en tête dans les intentions de vote en obtenant 28 % des appuis, contre 26 % au Parti libéral. Le Bloc québécois reprend du poil de la bête avec 20 %, loin devant le NPD (13 %) et le Parti vert (9 %).

Résultat : la saignée qu’ont encaissée les libéraux fédéraux dans la foulée de l’affaire SNC-Lavalin dans le reste du pays semble maintenant atteindre le Québec.

Certes, les troupes de Justin Trudeau détiennent une large avance dans la grande région de Montréal, où ils récoltent 37 % des intentions de vote, contre 17 % au NPD, 16 % au Parti conservateur et 16 % au Bloc québécois. Mais dans le reste de la province, les appuis aux conservateurs bondissent à 32 %, soit 10 points de pourcentage de plus que les libéraux et le Bloc québécois, ex æquo à 22 %.

Angus Reid indique d’ailleurs que les appuis des libéraux demeurent élevés dans les grandes villes, mais qu’ils s’étiolent dans les banlieues et dans les régions. Dans sa plus récente moyenne de sondages nationaux, l’analyste du réseau CBC Eric Grenier soutient que l’écart entre les conservateurs et les libéraux serait de six points en tenant compte des résultats d’Angus Reid.

MÊME SORT QU’AU PROVINCIAL ?

Les libéraux de Justin Trudeau s’apprêtent-ils à subir au Québec, après un seul mandat, le même sort que leurs cousins provinciaux ? Une forte présence dans l’île de Montréal, mais une quasi-absence dans le reste du Québec ?

Cette possibilité sème déjà l’inquiètude chez certains libéraux. « J’ai vu ce qui s’est passé avant la défaite de Philippe Couillard et je vois exactement le même scénario se reproduire ici à Ottawa », a laissé tomber une source libérale, qui a requis l’anonymat afin de pouvoir s’exprimer plus librement. Pour plusieurs, la bulle d’invincibilité au Québec demeure bien ancrée chez ceux qui peaufinent les stratégies.

Une autre source libérale a fait valoir que la priorité des libéraux doit être de protéger les acquis au Québec (40 sièges sur 78) au lieu de penser d’y faire des gains substantiels.

EN DIFFICULTÉ

Manque de préparation, lenteur à prendre des décisions, absence de plan cohérent : les griefs commencent d’ailleurs à remonter quelque peu à la surface dans les rangs libéraux. Et le reproche que l’on entend souvent est lié à cette fameuse décision prise par Justin Trudeau dès le début de son mandat : l’abolition du poste de lieutenant politique au Québec.

« À quoi ça sert d’avoir un lieutenant du Québec quand t’as un général du Québec ? », a déjà affirmé Justin Trudeau en mai 2016, à Montréal, alors qu’il était appelé à défendre à nouveau sa décision de rompre avec une longue tradition politique.

Des députés libéraux du Québec avaient discrètement tenté de convaincre le premier ministre de revenir sur cette décision, l’an dernier, mais ils ont essuyé un refus.

Alors que M. Trudeau devra passer plusieurs autres jours à l’étranger d’ici aux prochaines élections afin de participer au sommet du G20 au Japon les 28 et 29 juin et au sommet du G7 en France en août, un lieutenant politique pourrait occuper le terrain politique en son absence.

Plusieurs observateurs estiment que le ministre de l’Infrastructure et des Collectivités, François-Philippe Champagne, reconnu pour ses talents de communicateur et pour ses qualités humaines, est la personne toute désignée pour jouer ce rôle de lieutenant politique. Mais dans les hautes sphères du Parti libéral, on tarde à prendre une telle décision. De toute évidence, on ne souhaite pas qu’un ministre, qu’il soit du Québec ou d’ailleurs, porte ombrage au chef.

SUR LE PIED DE GUERRE

Pendant ce temps, les conservateurs s’activent comme des fourmis sur le terrain. Le lieutenant politique d’Andrew Scheer au Québec, le député conservateur Alain Rayes, courtise depuis des mois des candidats ayant une notoriété certaine dans leur région respective. D’ici à la fin de juin, la presque totalité des candidats qui porteront les couleurs du Parti conservateur auront été choisis, dont une vingtaine de candidats qui sont issus du monde municipal. Certains d’entre eux font déjà du porte-à-porte depuis des mois en prévision de la prochaine bataille électorale.

« On ne ménage aucun effort dans chacune des 78 circonscriptions au Québec. On met la même énergie partout », a affirmé hier M. Rayes, qui s’impose en politique une discipline de fer semblable à celle à laquelle il s’astreint quand il participe à des Ironman.

L’objectif des conservateurs est de remporter une vingtaine de circonscriptions au Québec le 21 octobre, soit le double des 11 sièges qu’ils détiennent actuellement.

Ayant les coffres les mieux garnis, le Parti conservateur est d’ailleurs sur le pied de guerre depuis plusieurs mois. Des annonces publicitaires ont déjà envahi les ondes durant les heures de grande écoute. La semaine dernière, les conservateurs se sont payé une publicité de 30 secondes pour présenter leur chef Andrew Scheer durant un match de la finale opposant les Raptors de Toronto aux Warriors de Golden State. Coût de la publicité : entre 50 000 $ et 80 000 $.

Les stratèges politiques sont unanimes : les campagnes électorales comptent et rien n’est joué à environ cinq mois du scrutin. Justin Trudeau l’a démontré de façon spectaculaire aux élections de 2015. Mais il appert que le général aura besoin de renfort cette fois-ci.