(Ottawa) Justin Trudeau terminera son mandat sans jamais avoir pu élire domicile au 24, promenade Sussex. Malgré tout, des centaines de milliers de dollars auront été dépensés pour assurer la sécurité de la résidence officielle, a appris La Presse.

Selon les données fournies par la Gendarmerie royale du Canada (GRC) en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, la note s’est élevée à 492 836 $ pour 2015-2016, avant de chuter légèrement à 444 760 $ l’année suivante, puis à 240 651 $ en 2017-2018.

« La GRC a le mandat de protéger le premier ministre et sa famille ainsi que la gouverneure générale, et leurs résidences officielles. Les coûts de sécurité sont également attribués au salaire des commissionnaires qui assurent les opérations de sécurité au quotidien », a écrit dans un courriel Christine L’Hébreux, porte-parole de la police fédérale.

Impossible de savoir pourquoi les coûts ont soudainement chuté de 200 000 $ entre 2016-2017 et 2017-2018. « Ceci pourrait mettre en péril la sécurité des personnes sous notre protection », s’est-elle bornée à déclarer.

Les sommes dépensées pour la sécurité n’ont pas véritablement varié entre le moment où Stephen Harper et sa famille habitaient le 24, Sussex et celui où Justin Trudeau a choisi de ne pas y installer la sienne, d’après les chiffres fournis par la GRC.

« EN TRAIN DE POURRIR »

Présence d’amiante, enveloppe du bâtiment « en train de pourrir », risque d’incendie : la résidence officielle du premier ministre est dans un état « critique », peut-on lire dans un rapport publié en avril 2018 par Commission de la capitale nationale (CCN).

Mais il n’y a là rien de bien nouveau : la sonnette d’alarme avait été tirée il y a plus de 10 ans par l’ancienne vérificatrice générale du Canada Sheila Fraser. Dans un rapport qu’elle a publié en 2008, elle chiffrait le coût de la réfection à près de 10 millions.

L’ancien premier ministre Stephen Harper et sa famille ont malgré tout vécu dans la demeure patrimoniale. Lorsqu’il a été élu en octobre 2015, Justin Trudeau a renoncé à l’idée d’installer la sienne dans cette maison qu’il avait habitée, enfant.

Que fera-t-il s’il était réélu le 21 octobre 2019 ? Son bureau n’a pas voulu répondre à la question, sinon pour dire que « la CCN fait actuellement son travail d’analyse et [que] ça relève d’eux ». Quant au premier ministre, il « réside actuellement à Rideau Cottage ».

PHOTO CHRIS WATTIE, ARCHIVES REUTERS

Justin Trudeau et sa famille résident à Rideau Cottage.

Qu’en est-il du chef conservateur, Andrew Scheer ? « Ce sera une décision pour le 22 octobre. Ceci dit, M. Scheer choisira l’option la moins coûteuse pour les contribuables », a dit sa porte-parole, Virginie Bonneau.

Selon nos informations, l’idée de transformer la résidence en site historique n’est pas écartée. C’est ce qu’on a fait à Ottawa avec la Maison-Laurier, ancienne demeure de deux ex-premiers ministres, Wilfrid Laurier et William Lyon Mackenzie King.

« IL FAUT SE BRANCHER »

Mais entre-temps, en plus de payer la facture de la GRC, les contribuables doivent aussi assumer les coûts d’entretien de la résidence, où habite le personnel de la maison et du service de sécurité de la GRC.

Le député néo-démocrate Alexandre Boulerice peine à s’expliquer la lenteur libérale à agir dans le dossier du 24, Sussex. « Il faudrait que Justin Trudeau se branche à un moment donné sur l’avenir de la résidence », lance-t-il en entrevue à La Presse.

« Je ne comprends pas pourquoi il a procrastiné avec ça, parce que ce n’est pas compliqué : soit on décide de rénover, soit on décide de démolir et de construire quelque chose d’autre. Mais on ne peut pas continuer comme ça. Il faut se brancher », tranche-t-il.

« TROP DE CHEFS DANS LA CUISINE »

« Il y a trop de chefs dans la cuisine », laisse tomber une source bien au fait du dossier, qui a requis l’anonymat afin de s’exprimer plus librement, pour justifier le fait que rien n’a encore bougé alors que Justin Trudeau avait ouvert la porte à la réfection.

Car en plus de la CCN, responsable des résidences officielles de la région de la capitale nationale, le Conseil du Trésor, le ministère du Patrimoine, le bureau du Conseil privé, le ministère des Finances et la GRC ont aussi voix au chapitre.

Un autre élément entre en ligne de compte, d’après cette source : « C’est politiquement invivable. À l’extérieur d’Ottawa, ça ne passerait pas. Ç’aurait l’air d’être un avantage personnel. »

Du côté de la CCN, on « continue à travailler […] pour élaborer un plan pour l’avenir des résidences officielles […] afin de s’assurer que le gouvernement soit en mesure de prendre une décision prudente et éclairée », a écrit le porte-parole Jean Wolff.

« Plus d’information sera disponible en temps opportun », a-t-il signalé dans une déclaration identique, mot pour mot, à celle envoyée à La Presse en janvier 2018 pour un article portant sur le 24, Sussex.

Et nous ne sommes pas au bout de nos peines, la CCN ayant aussi attribué la cote « critique » à la résidence d’été du lac Mousseau (Harrington Lake), où Justin Trudeau et sa famille installent assez régulièrement leurs pénates quand ils ne sont pas à Rideau Cottage.

D’ailleurs, le premier ministre a eu droit à une volée de bois vert des conservateurs lorsque CBC a rapporté en juin 2018 que des milliers de dollars avaient été investis pour apporter des améliorations à la résidence secondaire.

L’opposition a particulièrement critiqué l’achat d’un sauna, qu’a payé Justin Trudeau, mais dont les frais d’installation de 4368 $ ont été assumés par la CCN, toujours d’après les informations du radiodiffuseur.

Sortir du « bourbier politique »

Le vice-président de l’organisation patrimoniale Heritage Ottawa, David Flemming, a écrit au premier ministre Trudeau en février dernier pour lui suggérer de mettre sur pied un comité indépendant qui serait chargé de décider du sort du 24, Sussex. « Le plus important, c’est de sortir de ce bourbier politique, dit-il en entrevue à La Presse. En mettant sur pied un comité présidé, par exemple, par un ancien gouverneur général et composé d’architectes, de consultants, on pourrait y arriver. » Son organisation privilégie l’avenue de la rénovation de la bâtisse actuelle à celle de la démolition, qui a aussi été évoquée. Mais avant tout, Heritage Ottawa espère que les choses bougent. « Ça traîne depuis beaucoup trop longtemps. Et de manière réaliste, ça ne sera pas réglé avant l’élection. C’est dommage, parce que plus on laisse l’état de la maison se dégrader, plus la restauration sera ardue », rappelle M. Flemming.

— Avec Joël-Denis Bellavance, La Presse